pendant la Fuite en Égypte.
1495, Chiesa plebana de San Maurizio Canavese.

En revenant en Piémont, dans cette église « plébeienne[1] » située à une vingtaine de kilomètres au nord de Turin, c’est surtout le mur gauche de la nef centrale qui est décoré de vingt-quatre panneaux sur deux registres représentant la vie du Christ, de l’Annonciation jusqu’à la Passion.
Ce cycle a été peint en 1495 par un autre atelier fameux dirigé par Bartolomeo et Sebastiano Serra, originaires comme Giovanni Canavesio, de Pinerolo. L'atelier a fonctionné pendant trois générations, d'abord avec Matteo, documenté entre 1443 et 1468, puis avec Bartolomeo et enfin avec son fils Sebastiano. Ils ont été demandés dans une zone géographique assez vaste qui s'étendait du Piémont jusqu’au Dauphiné et la Savoie puisqu’on les retrouvera aussi en Maurienne à Lanslevillard.

Située entre les cases du Songe de Joseph et du Massacre des Innocents, La Fuite en Égypte propose comme à la Brigue, un condensé des deux miracles.
Alors que Joseph, souriant et affectueux, habillé d’une longue robe mais sans auréole, conduit l’âne qui porte Marie et l’enfant emmailloté dans ses bras, c’est encore Marie qui tend sa main vers le palmier qui se penche vers elle, sans l’aide des anges cette fois-ci. L’enfant a cependant changé de place sur le sein de sa mère pour laisser la main droite de la Vierge, et non plus la gauche, attraper la branche du palmier qui s’avance vers elle.
Au second plan et en léger retrait, un soldat en armure et chevauchant un cheval, agrippe au collet et menace de son épée le paysan qui porte un panier d’osier devant le champ de blés mûrs. Sous un ciel d’orage, une forêt d’arbres et des reliefs montagneux, peu méditerranéens, occupent le lointain.
Afin de pouvoir peindre tous les détails de la scène dans la case, la composition très étudiée a été équilibrée : le groupe de la Sainte Famille s’est déporté vers la droite et celui du chevalier et du paysan a été réduit : c’est désormais un seul chevalier en armure qui représente le groupe des soldats d’Hérode et son cheval a été amputé de sa croupe. Beaucoup moins « fouillis » qu’à la Brigue, la composition s’établit en trois plans successifs dont tout détail superflu a été ôté pour en faciliter la lecture : au premier plan, se place le groupe de la Sainte Famille et le miracle du palmier, puis en retrait, le soldat et le paysan du miracle des blés, puis enfin la forêt et les reliefs montagneux.
Entre 1495 et 1500, Chapelle Saint-Sébastien, Lanslevillard.

On retrouve le même atelier des Serra quelques années plus tard dans cette vallée de la Maurienne qui permet de rejoindre, par plusieurs cols et chemins muletiers, le Piémont.
À Lanslevillard, la chapelle vouée à saint Sébastien, protecteur de la peste, a été construite vers 1446 sur une éminence dominant le village. Mais c’est seulement entre 1490 et 1500[2] qu’elle fût décorée de deux cycles de fresques par l’atelier de Bartolomeo Serra grâce à un don d’un fidèle sauvé de la peste et reconnaissant. Un cycle décrit en dix-sept scènes sur trois registres la vie de saint Sébastien, l’autre en trente-six cases sur deux registres, celle du Christ.
Sur le mur du fond de la chapelle, en registre supérieur, puis après l’angle, sur le mur latéral adjacent, entre le Massacre des Innocents et Jésus et les docteurs du Temple, le peintre, disposant d’une place suffisante, a séparé les deux miracles et a représenté d’abord le miracle des blés, puis dans une autre case, la Sainte Famille et le miracle du palmier.

S’il est reconnu que les peintures de San Maurizio Canavese et celles de Lanslevillard furent exécutées par le même atelier de peintres, les Serra, l’antériorité de l’une par rapport à l’autre reste cependant difficile à établir formellement par manque d’archives. Des repeints ou des détériorations peuvent aussi avoir altéré les scènes. Il reste que de nombreuses ressemblances peuvent être établies montrant que, dans un sens ou un autre, le même modèle a été développé ou diminué pour s’adapter aux deux situations spatiales différentes.

La première scène se tient sur un chemin pierreux bordé de touffes d’herbes. Elle comporte cinq personnages, deux fantassins, deux cavaliers et le paysan. Le premier soldat, en armure et penché sur le cou de son cheval, les deux pattes avant en l’air et non amputé de son arrière-train, ressemble beaucoup à celui de San Maurizio Canavese, par sa posture et celle de sa monture. Il attrape aussi le paysan par le revers de son gilet et brandit son épée. Quant au paysan molesté, habillé de braies et portant son chaperon à oreillettes relevées, il semble peu impressionné en lui répondant. Il tient un panier de paille et une serpe, instrument qui va lui servir pour moissonner le champ de blés mûrs derrière lui.

Sur le même chemin commun aux deux scènes qui les lie malgré l’angle du mur, le miracle du palmier dattier comporte quant à lui quatre personnages. Joseph, penché comme à San Maurizio Canavese vers Marie et Jésus, mène l’âne. Marie, l’enfant emmailloté dans les bras, tend le bras gauche vers le dattier et se saisit d’un fruit. Un dernier personnage accompagnant la famille apparaît ici : une sainte femme porte sur la tête le berceau vide de l’enfant tout en frappant d’une baguette la croupe de l’âne qui s’est arrêté pour brouter l'herbe du chemin.
Tous ces petits détails familiers - le soldat qui saisit le paysan par le collet, l’âne qui broute sur le chemin, les costumes contemporains…- donnent vie à ces scènes qui, puisant dans le récit des Apocryphes, deviennent aussi des scènes de la vie quotidienne.
Ainsi, les Serra, à Lanslevillard, tout en gardant la même inspiration qu’à San Maurizio Canavese, ont su, puisque l’espace attribué a pu le leur permettre, développer la représentation (ou selon la chronologie la condenser) et la rendre plus vivante. Et donc, plus proche des préoccupations des fidèles qui allaient la regarder et apprendre grâce à elles leur catéchisme.
Début XVIème siècle, chapelle Saint-Antoine Bessans.

Quant à la chapelle Saint-Antoine à Bessans, distante de quelques kilomètres de Lanslevillard, elle comporte aussi à l’intérieur un cycle remarquable de quarante cases sur l’enfance et la vie du Christ depuis la Nativité jusqu’à l’Ascension. Parmi elles, la Fuite en Égypte se place, comme à Lanslevillard, entre le Massacre des Innocents et Jésus et les docteurs du Temple. [3]
La datation de ces peintures, le nom des peintres qui les ont exécutées sont encore sujet à interrogation. Mais il semble, par leur style, qu’elles sont probablement postérieures à celles de Lanslevillard et que les peintres qui les ont réalisées étaient moins formés que ceux dont ils se sont très souvent inspirés. Pourtant, en les comparant, il devient évident que les peintres de Bessans connaissaient non seulement les peintures de Lanslevillard mais aussi celles de San Maurizio Canavese et qu’ils ont su s’inspirer des deux représentations à la fois.

Au vu de l’espace alloué, les peintres sont revenus comme à San Maurizio Canavese à une composition mêlant les deux miracles. Comme à Lanslevillard, la scène se passe sur un chemin bordé d’herbes mais la composition en trois plans successifs est très proche de celle de San Maurizio Canavese… Au second plan, on retrouve, mais désormais à pied, le même chevalier en armure qu’à San Maurizio Canavese, avec le même casque et qui attrape la gorge du paysan. Deux fantassins dont le dessin est aussi fortement dégradé, l’accompagnent…
Au troisième plan, le champ de blés mûrs, aux épis peu ressemblants, rejoint aussi dans le lointain une forêt de sapins et des sommets à la végétation rare. La volonté des peintres d’adapter le lointain au contexte montagnard de Bessans est ici manifeste.
Les commandes de peintures des chapelles des États de Savoie étaient très vraisemblablement « chasse gardée » des ateliers piémontais, les Serra, Canavesio etc… Serait-il donc possible, en imitation et quelques années plus tard, que les syndics de Bessans aient fait appel au même atelier des Serra pour peindre leur chapelle ?
Les trois peintres de la Maison de Savoie, en partance et qui réclament leur dû avant leur départ, que cite Hélène Douel dans le dossier de BJA, pourraient-ils être des peintres itinérants qui faisaient partie ou avaient été formés dans l’atelier des Serra de Pinerolo ? Et la moindre qualité des peintures bessanaises que l’on observe aujourd’hui ne serait-elle due qu’aux dégradations et repeints successifs ? La perte des archives ne nous permet pas d’être catégoriques mais cette hypothèse est possible.
Pour conclure ce voyage…
L’étude comparative des Fuite en Égypte de ces cinq chapelles a montré, qu’en cette fin du XIVe siècle et début du XVIe siècle, un même modèle, plus ou moins enrichi, s’est imposé de chaque côté des Alpes. Pour ces alpins plus habitués aux climats rigoureux de montagne, les deux merveilleux miracles que racontaient les évangiles apocryphes devenaient un peu plus familiers, et grâce à de petits détails, se rapprochaient de leur univers.
Mais imaginons combien les palmiers qui se penchent, les dattes, les champs de blés mûris instantanément… devaient leur paraître exotiques !
Diffusé principalement par des peintres piémontais itinérants qui se mettaient au service des collectivités villageoises, ce topos dont l’origine semble être un modèle giottesque, a mis en place dans le regard de ses regardeurs, une représentation simple et chaleureuse du voyage de la Sainte Famille vers l’Égypte, pays mystérieux et lointain.
Représentation qui s’est ancrée dans la « bibliothèque d’images » commune à tous, au même titre que la Cène de Vinci ou la Vierge à l’enfant de Raphaël … Des images qui ne mourront jamais…
P.S : les images de cet article, excepté les photos de Bessans (M.S), et la documentation de l'article, sauf les documents cités en note, sont issues de sites et de blog sur internet documentant chacune des chapelles.
[1] Du latin Plebs, peuple. Serait l’équivalent de nos paroisses, autonomes par leur clergé.
[2] BLIN, Dominique, La chapelle Saint-Antoine, in Fresques en pays de Savoie, édition SSHA, Chambéry, 1988, cité dans le n°76 de BJA.
[3] Un numéro entier de Bessans, jadis et aujourd’hui, a été consacré à la chapelle, n° 76, hiver 2016-2017. Pour l’histoire de la chapelle et de ses peintures, il est indispensable et je ne reprendrai pas ses recherches pour m’en tenir à une étude comparative.
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