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Du Rosso à Delacroix,

  • martinesadion2
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La Lamentation devant le Christ mort d’Eugène Delacroix (1798-1863), église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, rue de Turenne, Paris. 

 

 Pour Claire, fan inconditionnelle mais elle n'est pas la seule !



Eugène Delacroix réalise cette peinture murale entre fin 1843 et début 1844 dans la première chapelle de l’église à droite en entrant, la chapelle Sainte-Geneviève. Cette Lamentation devant le Christ mort n’a, en réalité, que peu à voir avec la sainte titulaire de la chapelle. Et son histoire, les sources de son inspiration sont singulières.

 

 

L’œuvre de Saint-Denys-du-Saint-Sacrement.

En février 1839, après le désistement du peintre d’histoire Joseph-Nicolas Robert Fleury (1797-1890), c’est Eugène Delacroix, artiste désormais reconnu, qui est choisi par le préfet de la Seine, Claude-Philibert Barthelot, comte de Rambuteau, pour réaliser une œuvre dans la chapelle de la Vierge de l’église Saint-Denys-du-Saint-Sacrement à Paris. L’église de style néo-grec a été consacrée en 1835 et il faut désormais en orner les chapelles latérales. Le changement d’artiste est validé dès 1839 mais ce n’est que fin 1843, après des « tracasseries »[1] avec le curé et la Fabrique[2], que l’artiste et son assistant, le peintre Gustave Lassalle-Bordes (1812-1886), commencent leur travail sur place. Il a fallu auparavant argumenter sur le sujet de l’œuvre, l’Assomption ou l’Annonciation préférées par le curé[3] ou la Lamentation devant le Christ mort que préfère Delacroix.  Puis ensuite, négocier avec le peintre Joseph-Désiré Court[4] pour changer de chapelle car selon le curé, dans une Lamentation devant le Christ mort, « la Vierge n’y est pas glorifiée suffisamment » et « ne saurait être principale là où le personnage du Christ est introduit. »[5], argumentaire qui retarde et irrite Delacroix.

C’est donc in fine dans la chapelle Sainte-Geneviève que Delacroix et son assistant s’installent fin 1843 sur un échafaudage et peignent la Lamentation devant le Christ mort, directement sur le mur et en hauteur, puisqu’en dessous sont prévus un autel et une statue de la sainte qui sera exécutée, sans grand génie, par le sculpteur Jean-Joseph Perraud en 1868.

 

Une inspiration

Depuis la création en 1793 du Museum central des arts et les saisies révolutionnaires puis impériales, les œuvres des plus grands peintres sont mises à la disposition des artistes au Louvre afin qu’ils puissent parfaire leur éducation et leur technique. Comme beaucoup d’artistes de son temps, Eugène Delacroix aime copier les maîtres.

Dès 1823, le jeune Delacroix de vingt-quatre ans écrit dans son journal[6]  :

« Mardi 15 avril 1823. […] J’ai aujourd’hui bien admiré La Charité d’André del Sarte[7]. Cette peinture en vérité me touche plus que la Sainte Famille de Raphaël[8]. On peut faire bien de beaucoup de façons. Que ses enfants sont nobles et élégants et fort ! Et sa femme ! Quelle tête et quelles mains ! Je voudrais avoir le temps de le copier. Ce serait un jalon pour me rappeler qu’en copiant la nature sans influence des maîtres, on doit avoir un style bien plus grand. » 


 De gauche à droite, Sainte famille de Raphaël, vers 1518 ; La charité, Andrea del Sarto, 1518. Grande Galerie du Louvre.

 

Le critique d’art Théophile Silvestre[9] en témoigne de nouveau en 1864 : « Delacroix a gardé toute sa vie le goût de copier les maîtres sans pouvoir le satisfaire à son gré. On l'aurait vu souvent travailler au Louvre, même dans ces derniers temps, si une nuée de rapins et de peintresses ne rendait le Musée détestable pour tout le monde ; mais il était heureux qu'on lui prêtât quelque tableau à copier. » 

La copie des maîtres est donc pour lui une des étapes qui lui permet, en reprenant leurs gestes et en s’en inspirant, d’atteindre le meilleur de ses capacités. Il n’en retient souvent qu’une composition, un rapport entre deux coloris, un mouvement… car comme le dit Charles Baudelaire, Delacroix « est un des rares hommes qui restent originaux après avoir puisé à toutes les vraies sources, et dont l’individualité indomptable a passé alternativement sous le joug secoué de tous les grands maîtres. »[10]

Et, dans l’œuvre de Saint-Denys-du-Saint-Sacrement, se sent l’indéniable influence d’une autre Lamentation devant le Christ mort, celle du Rosso[11] présentée au Louvre depuis la saisie révolutionnaire au château d’Écouen en 1793, œuvre que Delacroix a sûrement vue et appréciée lors de ses fréquentes visites.


La Lamentation devant le Christ mort du Rosso au Louvre.

 

Le Rosso, Lamentation devant le Christ mort, entre 1530-1540, coll. musée du Louvre.

 

Giovanni Battista di Jacopo, dit le Rosso (ses cheveux sont roux) est né à Florence en 1494. Formé dans l’atelier d’Andrea del Sarto, auteur de La charité qu’admire tant Delacroix au Louvre, il peint et voyage en Toscane, à Rome… et enfin à Venise d’où, appelé par le roi François 1er, il part pour la France. Il arrive à Paris en 1530, il a 36 ans, et le roi, qui possède déjà certaines de ses œuvres et l’apprécie, l’emploie dans son vieux château de Fontainebleau qu’il veut transformer en palais « à l’italienne ». Comblé d’honneurs, en compagnie d’autres compatriotes qui l’ont rejoint dont Le Primatice, Rosso mène désormais une vie de cour, dessine, peint, conçoit des architectures, des décors éphémères et des costumes et devient même chanoine de Notre-Dame en 1537.


C’est à la cour qu’il rencontre le connétable Anne de Montmorency (1493-1567), familier du roi, Grand maître de France, charge qui lui confère toute autorité sur les Bâtiments royaux et les peintres qui les décorent.  À une date inconnue mais avant novembre 1540, date de la mort du Rosso à Fontainebleau, Montmorency et sa femme, Madeleine de Savoie lui passent commande d’une Lamentation devant le Christ mort destinée probablement à la chapelle de leur château d’Écouen[12].

 


Jean Clouet, Anne de Montmorency jeune, vers 1530, dessin, coll. Château de Chantilly.


Le thème

Se plaçant entre la descente de croix et la mise au tombeau, la « Lamentation devant le Christ mort », un épisode de la Passion du Christ, n’est pas décrite dans les évangiles : son iconographie s’appuie sur des récits postérieurs des évangiles apocryphes dont l’Évangile de Nicodème appelé aussi Actes de Pilate, écrit au IVe siècle.

Joseph d’Arimathie ayant reçu de Pilate l’autorisation de descendre le corps de la croix avant la Pâque, le groupe de fidèles s’est dirigé vers le lieu de l’ensevelissement.

La scène montre le moment de la séparation alors que, devant le tombeau, le corps exsangue est encore déposé sur les genoux de sa mère éplorée, entourée par les proches en pleurs. C’est un moment d’émotion pure, de profonde détresse, où tous reculent un peu plus le moment de se séparer du corps de celui qu’ils aiment. En Italie, Fra Angelico, Giotto, Luca Signorelli, ou Andrea del Sarto - parmi tant d’autres - s’étaient déjà essayé à cette composition, variant le nombre de personnages, la position des corps, le paysage qui les entoure…


Giotto, 1305, chapelle des Scrovegni, Padoue.   Fra Angelico, 1440, couvent saint Marc, Florence.



Luca Signorelli, 1502, musée de Cortone, Italie.                 Andrea del Sarto, 1524, coll. palazzo Pitti, Florence.

 

Peinte vers 1540, l’œuvre du Rosso[13] pour les Montmorency reprend en partie la composition que le peintre avait déjà choisie dans une Déposition au pied de la croix, peinte en 1527 pour l’église San Lorenzo de Sansepolcro (Toscane). La Vierge, évanouie de douleur, y avait déjà cette position les bras en croix, à l’imitation de la croix de son fils, position cependant moins apparente car cachée en partie par les visages et les corps des nombreux protagonistes.

 Le Rosso, 1527, Église San Lorenzo, Sansepolcro, Italie.

 

Pour Écouen, Rosso choisit un format horizontal, resserre la scène et ne garde, devant la grotte du tombeau et autour du cadavre du Christ, que les quatre familiers : Marie, sa mère, soutenue par une sainte femme, puis Marie-Madeleine et le disciple Jean qui ont soulevé le corps pour le déposer sur un coussin aux armes des Montmorency[14]. Ainsi, avec cette discrète référence, et sans être représentés, les deux commanditaires font partie de l’œuvre.



 détail et blason de Madeleine de Savoie- Montmorency.

 

Les pieds du Christ, livide presque mauve et aux cheveux roux, sont soutenus traditionnellement par Marie-Madeleine. Jean tourne le dos et tient un bras du Christ, l’autre étant encore posé sur les genoux de sa mère. La Vierge, au centre de la scène, est une « croix vivante ».

 

On pourrait comparer cette posture avec celle que Cosimo Tura choisit en 1474 pour une Lamentation qui fût la lunette d’un polyptique réalisé à Ferrare pour la famille Roverella[15], œuvre aujourd’hui dans la collection du Louvre. Entouré par sept personnages éplorés, c’est le Christ, assis sur les genoux de sa mère, qui imite la forme de la croix dont il vient à peine d’être détaché, motif qui devient son symbole.


Cosimo Turà, Lamentation devant le Christ mort, 1474, coll. Louvre.

 

Dans l’œuvre du Rosso, la Vierge s’approprie cette posture, en complète harmonie avec la souffrance de son fils qu’elle prend à son compte.

Et en 1843, trois cent ans plus tard, ce sont surtout la pliure du corps du Christ et les bras en croix tendus de la Vierge qu’Eugène Delacroix emprunte au Rosso pour sa peinture de Saint-Denys-du-Saint-Sacrement.

 

 Les travaux préparatoires.

 Dans la lettre à l’architecte Marcellin- Emmanuel Varcollier le 5 avril 1843, Delacroix dit avoir fait « trois compositions » préparatoires pour convaincre le préfet Rambuteau et la Fabrique.[16]

Probablement assez tôt, vers 1841, après avoir écarté l’Assomption, « impossible à traiter sur le plan »[17] - le mur de 3,55 x 4,75 m étant incompatible avec un sujet vertical-, il a soumis deux petites peintures à l’huile, pratiquement de même format, une Annonciation[18] qui plaît au curé et une Lamentation[19] où, dans le lointain, le Golgotha et la croix érigée se dessinent sur le ciel d’orage. Chacune des propositions présente deux anges tenant de chaque côté un lourd rideau rouge. En ouvrant ces rideaux, les anges dévoilent les personnages, théâtralisant ainsi la scène, ce qui déplaira aux commanditaires.


Annonciation, 31,02 x 43,7 cm, coll. musée Delacroix.

 

Lamentation [...],31,8 x 43,2 cm, coll. privée.

 

Après plusieurs discussions avec le curé et la Fabrique, c’est enfin la Lamentation qui est choisie. 

Une seconde esquisse[20],probablement datée du début de 1843, dépouillée de ses anges et plus proche de la version définitive, est une huile sur toile de petit format qui apparait dans la vente posthume de Delacroix en février 1864.[21]  

 

Lamentation[...],29,5 x 47,5 cm, coll. musée du Louvre.


Plusieurs dessins préparatoires peuvent aussi être rapprochés de la composition du Marais dont un dessin du groupe central [22] que l’on retrouve à l’identique mis au carreau[23] pour probablement préparer la peinture sur le mur. Trois autres s’attachent à des détails, la Vierge et les deux saintes femmes[24], le personnage de Joseph d’Arimathie[25] et peut-être, les anges soulevant les rideaux de la première esquisse peinte[26].


Coll. musée du Louvre., [1842-1843 ?]

Coll. Kunsthalle, Brême.


La vierge et les saintes femmes. coll. MET, NYC. Joseph d’Arimathie, coll. Kunsthalle, Brême.


Les anges, coll. Kunsthalle, Brême.

 

 

 

 À Saint-Denys-du-Saint-Sacrement.

 Finalement, après plus de trois ans d’attente, Gustave Lasalle-Bordes d’abord puis Delacroix commencent le travail en fin d’été 1843.

Dès ses premières esquisses, à l’origine pour la chapelle de la Vierge et en profitant de la lumière éclairant cette première chapelle, Delacroix avait choisi une composition où le visage du Christ se trouvait sur la gauche.

Mais, entre les esquisses et l’exécution, pour profiter du peu de lumière émanant de la fenêtre de la nouvelle chapelle qui lui est attribuée, Delacroix décide de retourner la scène pour placer la tête du Christ à droite et rajoute quelques personnages.

 


Contrairement aux œuvres antérieures sur le même thème où le groupe se tenait devant le sépulcre, Delacroix a décidé de placer la scène non plus à l’extérieur mais à l’intérieur de la grotte (métaphore de l’église ?) d’où la regarde le spectateur.

Par l’ouverture, se dessinent le paysage de collines verdoyantes, quelques sentiers dans le lointain. Une pierre taillée, peut-être celle qui refermera le tombeau, est placée en biais à droite de la peinture. Des vases d’aromates – « un mélange de myrrhe et d’aloès d’environ cent livres » - et des linges, apportés par Nicodème[27] et qui serviront à l’ensevelissement du corps, sont posés sur un rebord de la grotte.

Entourés par sept personnages, Marie et son fils mort posé sur ses genoux se détachent par la couleur plus claire de leurs corps, de leurs vêtements et du linceul taché de sang.

De part et d’autre du groupe central, se tiennent deux des trois Marie traditionnellement présentes lors de la crucifixion et qui ont accompagné le corps.


Femmes d’Alger, détail, coll. musée Fabre, Montpellier.

La femme de gauche, presque allongée [selon Baudelaire, elle « rampe convulsivement à terre » !], comme arrêtée dans son élan amoureux, soutient les pieds du Christ. Proche de ces femmes des harems que Delacroix peignait en 1833 dans ses Femmes d’Alger dans leur appartement[28], ses bijoux, son costume oriental rappelant son passé de courtisane et sa posture traditionnelle aux pieds du Christ la désignent comme Marie-Madeleine.

Quant à la Marie de droite[29], agenouillée, le visage en pleurs et les yeux rougis, sa chevelure blonde rompt avec l’imaginaire des femmes orientales à la peau mate et aux cheveux noirs. Comme en appelant à l’iniquité de la mort du Christ, elle lève les yeux vers le ciel et soutient sa main ensanglantée.





Une dernière sainte femme, plus âgée, la bouche cachée par son voile[30], pleure. Elle se tient debout entre les deux disciples qui ont pu soustraire à Pilate le corps avant la Pâque : Joseph d’Arimathie, vêtu d’une robe rouge et d’un turban et Nicodème barbu (?), soutiennent les bras de la Vierge, trop épuisée pour les soutenir elle-même.

Cependant, Delacroix n’ayant jamais commenté son œuvre, un doute subsiste sur le nom du deuxième disciple, Jean ou Nicodème ? Jean, le disciple favori, n’est jamais représenté barbu mais son absence serait étonnante alors qu’il a soutenu Marie lors de la crucifixion. S’il s’agit bien de Nicodème – les vases d’aromates montrent sa présence – Jean pourrait, selon Lee Johnson[31], être l’homme jeune qui s’avance au second plan en compagnie d’une sainte femme, compatissant, comme hésitant à s’approcher du groupe éploré… Ou inversement ! Il faut convenir qu’ajouter un autre personnage important au bloc des sept centraux aurait sans doute déséquilibré la composition et que l’éloignement d'un personnage se justifie.

Un phénomène météorologique étrange apparaît dans cette composition qui se tient à l’intérieur de la grotte : le manteau de Nicodème s’envole, comme aspiré par un vent invisible. Mais cet envol de « draperies voltigeantes » comme les appelle Baudelaire[32], confère indéniablement à la scène une dynamique qui contrecarre la stabilité des autres personnages, peints comme un bloc fortement ancré au sol.

On ne peut manquer de remarquer aussi certaines dysmorphies volontaires du peintre : la minuscule tête de Madeleine, sa main immense, ses bras musculeux, ceux de Marie et du Christ de longueur disproportionnée… Toutes ces amplifications artistiques veillent à souligner la portée dramatique du message du sacrifice, excès d’autant plus exagérés que l’œuvre se situe en hauteur et dans une obscurité presque totale.

Car peindre dans cette chapelle peu éclairée est difficile.  Delacroix s’en plaint à son élève et collaborateur de cinq années, Louis de Planet (1814-1875). Bien que n’ayant pas travaillé avec Delacroix dans la chapelle au profit de Gustave Lassale-Bordes, les « souvenirs » de Planet[33] des visites du maître, qu’il reçoit ou qu’il lui fait dans son atelier, 17 rue des Marais Saint-Germain[34] fin 1843 et début 1844, permettent de suivre l’évolution du travail à Saint-Denys-du-Saint-Sacrement.

« Il m’a parlé du travail qu’il avait fait ces jours-ci dans la chapelle du Marais et des difficultés de ce travail, à cause de l’obscurité de la chapelle ; ainsi, le corps du Christ mort, pour qu’on pût le distinguer, il lui avait fallu faire le clair avec du jaune de chrome pur et les demi-teintes et ombres avec du bleu de Prusse. Il y travaille quatre heures par jour et de verve. Il lui semble que plus il avance en âge, plus son cerveau est bouillant pour la peinture. [Visite du 20 novembre 1843]

À la chapelle du Marais, il lui faut des jours de plein soleil pour pouvoir y travailler. [Visite du jeudi 14 décembre 1843]

Il ne lui faut plus que deux séances pour terminer la peinture de l’église du Marais. Il y a mis trente séances ; il a eu beaucoup de mal car Lassale-Bordes lui avait mal ébauché le dessous. Il avait beau lui recommander de hausser les tons, ils sont restés noir sombre, et il a fallu que lui, M. Delacroix, s’acharnât au travail pour pouvoir en tirer parti dans les trente séances qu’il y a passées. [Visite du mardi 8 janvier 1844]

Il a besoin de beaucoup retoucher la chapelle du Marais surtout la Vierge et une des saintes femmes. L’enduit sur lequel il peint a été jeté à l’huile bouillante pour bien sécher le mur. Il croit qu’il contient de la cire ; du reste, c’est l’enduit dont tout le monde se sert maintenant. [Visite du 18 janvier 1844] ».


La peinture est inaugurée en fin d’été 1844. Dans une lettre adressée à Théophile Thoré, journaliste et critique au Bulletin de l’Alliance des arts, le 17 novembre 1844[35], Delacroix raconte la fin de son travail :

« Quand je l’eus terminé, j’avais résolu de le faire voir dans sa primeur à quelques personnes en tête desquelles vous ne doutez pas que vous fussiez. Je fis une petite absence, et l’échafaud ainsi que la clôture ayant été détruits par suite d’un malentendu, le tableau se trouva tombé tout d’un coup dans la publicité[36]. Quant à moi, je fus peu satisfait de son effet, à cause de l’obscurité de la chapelle, que je résolus de l’abandonner à son sort tel quel. Puis donc que vous désirez le voir, poussez la complaisance jusqu’à n’y aller que quand le temps sera un peu clair et le matin. C’est la seule chance de l’apercevoir. »

 

Pour des raisons multiples, heurt des convictions catholiques, utilisation d’une palette sombre jugée « marécageuse », composition qui scandalise comme une « Marie déjà morte » ou les « yeux avinés » de Marie Cléophas, la première critique virulente du Journal des artistes le 20 octobre 1844[37], éreinte l’œuvre.[38] Certains critiques lui emboitent le pas mais d’autres la tempèrent ou même la contrecarrent. Paul Mantz, dans l’Artiste du 2 février 1845, admirateur de Delacroix, l’adjure d’attendre « l’heure prochaine où chacun le proclamera maître ».  Il est suivi par le journaliste Prosper Haussard dans le journal Le National du 10 novembre 1844 qui écrit à propos de l’œuvre, « aucun peintre que nous sachions, n’a eu avant lui, cette énergie fébrile de sentiment, ce feu sombre de passion ». 

Et surtout, face à une critique souvent « amère et ignorante » selon l’écrivain, Delacroix reçoit le soutien enthousiaste de Charles Baudelaire qui, dans son texte du Salon de 1846[39], incite les visiteurs à : « Alle[z] voir à [Saint-Denis du Saint -Sacrement[40]] cette Pietà, où la majestueuse reine des douleurs tient sur ses genoux le corps de son enfant mort, les deux bras étendus horizontalement dans un accès de désespoir, une attaque de nerfs maternelle. […]  Le groupe est échelonné et disposé tout entier sur un fond d’un vert sombre et uniforme, qui ressemble autant à des amas de rochers qu’à une mer bouleversée par l’orage. […] Ce chef-d’œuvre laisse dans l’esprit un sillon profond de mélancolie ».  Cette « mélancolie » baudelairienne, nourrie d’inquiétude, de douleur, d’impuissance, mais aussi d’espoir, de tendresse à la fois compatissante et détachée, est bien ce qui émane de cette œuvre et marque celui qui la regarde… longtemps.

 

La postérité de l’œuvre

Dès 1845, afin de faire connaître l’œuvre, ce qui détermine la notoriété de Delacroix et ses commandes futures, la peinture est gravée puis imprimée dans les journaux.

La première eau-forte qui reproduit fidèlement l’œuvre du Marais, est gravée entre 1844 et début 1845 par le peintre Edmond Hédouin (1820- 1889). Elle paraît ensuite dans la revue L’Artiste du 2 février 1845[41] puis est reprise en 1852 dans la publication Les peintres vivants qui présente 100 gravures des peintres du temps.[42]

E. Hédouin d’après Delacroix, après 1844, coll. musée national Delacroix.


Paul Cézanne (1839- 1906)[43], admiratif de l’œuvre de Delacroix, même s’il a probablement vu la peinture du Marais, se servira de cette gravure en 1866-1867 pour la copier au crayon, s’intéressant plus particulièrement au groupe de droite de la composition.

Paul Cézanne, dessin, vers 1866, coll. particulière.

  

 Puis, le 29 août 1863 - Delacroix est mort le 13 août -, le journal L’Illustration imprime in memoriam la « Pietà », « Dernier dessin sur bois d’E. Delacroix. » [44] La gravure est décrite dans le texte qui l’entoure comme la « première pensée de la belle composition qu’il a exécutée sur le mur de Saint-Denys-du-Saint-Sacrement. »

En se référant à sa première esquisse avec les anges théâtralisant la scène et on ne sait à quelle date, Delacroix aurait donc dessiné cette image directement sur le bois ou sur le papier pour une gravure sur bois, dessin que sculptera ensuite le peintre et graveur Alexandre Pothey (1820-1897).

 

L’Illustration, 29 août 1863, coll. BnF                                                                                    


Il semblerait qu’en 1857[45], donc plus de treize ans après le projet du Marais, Delacroix ait peint une nouvelle version de sa Lamentation : en effet, la Staatliche kunsthalle de Karlsruhe conserve une petite peinture à l’huile de 38 X 46,3 cm, dont on ne connaît ni les circonstances ni la destination. Toujours sur le même modèle encore inversé des premières esquisses, Delacroix peint au premier plan une pelle et une couronne d’épines ; dans cette version, les deux hommes qui soutiennent la Vierge sont sans hésitation Joseph d’Arimathie et Nicodème à la barbe blanche et Jean est absent du groupe.

 

Coll. Staatliche kunsthalle, Karlsruhe.

 

 

Enfin…

 La peinture, très encrassée, a été de nouveau restaurée entre septembre 2017 et mars 2018 par la Conservation des œuvres d’art religieuses et civiles (COARC) de la Ville de Paris. 

                                    


Pèlerins d’Emmaüs, F. E. Picot, 1840.  Baptême du Christ, G. C. Guérin, 1819.   

Lamentation devant le Christ mort, E. Delacroix, 1844.

 

Aujourd’hui, bien que sombre, dominée par le rouge des vêtements et du sang, le vert des robes et du paysage, ou le bleu qui se reporte par touche sur les chairs meurtries, l’œuvre n’en est pas moins « lumineuse », dans l’obscurité ou lorsque les lumières la dévoilent plus clairement. Entourée, entre autres, par de fades Pèlerins d’Emmaüs de F. E. Picot[46] ou un classique Baptême du Christ de G. C. Guérin[47], elle n’en a que plus de force et d’énergie. 

Comme le dit si bien Baudelaire, « E. Delacroix […] lui-seul peut-être dans notre siècle incrédule, a conçu des tableaux de religion qui n’étaient ni vides ni froids comme des œuvres de concours, ni pédants, ni mystiques ou néo-chrétiens, comme ceux de tous ces philosophes de l’art qui font de la religion une science d’archaïsme, et croient nécessaire de posséder avant tout la symbolique et les traditions primitives pour remuer et faire chanter la corde religieuse […][48]

Donc, suivez le conseil de Baudelaire : « Allez voir » à Saint-Denys-du-Saint-Sacrement la peinture de Delacroix … et au Louvre, celle du Rosso dans la Grande Galerie[49]. 

Ces chefs-d’œuvre, peints à trois cent ans de distance, l’un s’inspirant de l’autre mais sans le copier, et au-delà de toute imagerie religieuse, savent tous deux rendre sensibles un désespoir et une tristesse infinis.


Martine Sadion, 3 mai 2025.

 

Merci à Lyne Penet, documentaliste au musée national E. Delacroix, pour son aide précieuse.

Sources principales, consultées à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris :

Lee Johnson, The paintings of E. Delacroix, public decorations and their sketches, vol. V et VI, Oxford, Clarendon press, 1989.

Maurice Serullaz, Les peintures murales de Delacroix, Paris, édition du temps, 1963.

 


[1] Louis de Planet, Souvenirs de travaux de peinture avec M. Eugène Delacroix, Librairie Armand Colin éd., Paris, 1929. Consulté sur bibliotheque-numerique.inha.fr.

[2] Lettre à Varcollier du 5 avril 1843, coll. musée Delacroix.

LEMAIRE, David Michel. Escalader les hauteurs difficiles de la religion : la peinture religieuse d’Eugène Delacroix. Thèse de doctorat, 2013.

[3] Note 2. « …l’Assomption qui est impossible à traiter sur le plan et l’Annonciation dont j’avais essayé de tirer parti mais qui n’est guère favorable non plus. »

[4] Qui peindra une Notre-Dame de Bon-secours dans la chapelle de la Vierge.

[5] Lettre à Varcollier, 5 avril 1843, coll. musée Delacroix.

[6] Delacroix, Journal 1822-1863, PLON, 1996.

[7] Andrea del Sarto. Œuvre réalisée lors du séjour du peintre  en France en 1518.

[8] Œuvre commandée par le pape Léon X et offerte à François 1er en 1518. Les deux œuvres ont donc appartenu à la collection royale de François 1er.

[9] Théophile Silvestre, Eugène Delacroix, documents nouveaux, p.21, 1864, consulté sur Gallica.

[10] Œuvres complètes de C. Baudelaire, tome 2, IV, Curiosités esthétiques, Salon de 1846. Eugène Delacroix. Paris, Levy frères, 1868. Consulté sur Gallica.

[11] La découverte de cette inspiration est due à René Huygues.

Lee Johnson, The paintings of E. Delacroix, public decorations and their sketches, vol. V et VI, Oxford, Clarendon press, 1989.

Maurice Serullaz, Les peintures murales de Delacroix, Paris, édition du temps, 1963.

[12] Dossier complet sur l’œuvre : Cécile Scailliérez, Rosso, Le Christ mort, Paris, Réunion des Musées Nationaux, coll. « Les dossiers du musée du Louvre – département des Peintures » (no 66), 2004.

[13] 127 × 163 cm.

[14] « D’or, à la croix de gueules, cantonnée de seize alérions(aiglons) d'azur » pour Montmorency et de « gueules à la croix d'argent) » pour la Maison de Savoie.

[16] Note 2.

[17] Note 2.

[18] Collection Musée Delacroix.

[19] Collection particulière.

[20] Selon Lee Johnson. Voir note 11.

[21] 29,5 X 42,5 cm, coll. musée du Louvre. La notice la donne comme esquisse d’un tableau en coll. particulière daté de 1837 ?

[22] Coll. musée du Louvre. Selon Maurice Sérullaz (note 11), début février 1843, Delacroix fait une esquisse peinte et veut la porter à Rambuteau. Mais mécontent de la couleur, il la remplace par un dessin. Qui pourrait être celui-là ?

[23] Coll. Kunsthalle, Brême.

[24] Coll. MET, NYC.

[25] Coll. Kunsthalle, Brême.

[26] Coll. Kunsthalle, Brême.

[27] Évangile de Jean, 19-39.

[28] Coll. musée du Louvre.

[29] Probablement Marie femme de Cléophas.

[30] Si dans certains textes, la sainte femme a pu être confondue avec Nicodème, les esquisses montrent qu’il s’agit bien d’une femme âgée, la troisième sainte femme présente lors de la crucifixion.

[31] Note 11.

[32] Note 10.

[33] Louis de Planet, Souvenirs de travaux de peinture avec M. Eugène Delacroix, p.81,95, 98, Librairie Armand Colin éd., Paris, 1929. Consulté sur bibliotheque-numerique.inha.fr.

[34] La rue est renommée en 1864 rue Visconti.

[35] Lettres d’Eugène Delacroix (1815-1863) recueillies et publiées par M. Philippe Burty, Quantin, Paris, 1878. Consulté sur Gallica.

[36] [Fût dévoilé à tous].

[37] Journal des artistes, 2e série, t. 1, 30e livraison, 20 octobre 1844

[38] Voir LEMAIRE, David Michel. Escalader les hauteurs difficiles de la religion : la peinture religieuse d’Eugène Delacroix. Thèse de doctorat, 2013, pp. 49 et suivantes.

[39] Œuvres complètes de C. Baudelaire, tome 2, IV, Salon de 1846. Curiosités esthétiques, Eugène Delacroix. p.95-117, Paris, Levy frères, 1868, pp. 100. Consulté sur Gallica.

Jean-Nicolas Illouz. Baudelaire et Delacroix (à la manière d’une leçon d’agrégation). Henri Scepi; Didier Philippot. Relire les Salons de Charles Baudelaire, pp.167-184, Classiques Garnier, 2023.

[40] Baudelaire fait une erreur dans le nom de l’église qu’il nomme Saint-Louis au Marais.

[41] Coll. musée E. Delacroix, Paris. L’Artiste, série 4, tome 3, p.97. 14,5 x 20,2 cm.

[42] Selon la notice du MET qui conserve la gravure de 1852.

[44] L’Illustration, 29 août 1863, pp. 152 et 153. 36,1×51,9 cm. Consulté sur Gallica.

[45] Selon la notice du musée. La date de 1857 est peinte sur la toile. Mais, en comparant avec les lettres autographes de Delacroix, le choix entre 3 et 5 est difficile.

S’agirait-il d’une des toutes premières versions du tableau, peinte en 1837, avant même la commande du Marais ?

[46] 1840, F. E. Picot (1786-1868).

[47] 1819, G. C. Guérin (1790-1846).

[48] Note 37, p. 107.

[49] Et bien sûr, celle de Cosimo Tura, Aile Denon, 1er étage, salle 710.

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