Le sculpteur (ou Le poète), 1845.
Le sculpteur (ou Le poète) [1] (Fig. 1: coll. part.) est peint l’hiver 1844-1845 à Paris. Dans une lettre à ses parents en mai-juin 1845[2], Gustave Courbet signale qu’un marchand hollandais d’Amsterdam est venu à l’atelier et lui a pris deux tableaux dont un « petit tableau, un pendant à celui que j’avais à l’Exposition qu’il m’a payé 400 F ». Le tableau accepté au Salon étant Le guitarrero[3] (Fig. 2 : coll. part.) et leurs style et format étant les mêmes[4], Le Sculpteur (ou Le poète) est donc ce « pendant ».
Les peintures le représenteraient avec son ami d’enfance, le violoniste Alphonse Promayet[5]. Si le titre du Guitarrero ne fait aucun doute, le peintre le nomme ainsi, celui du Sculpteur reste plus incertain, Courbet ne le nommant pas.
En effet, le personnage tient dans sa main droite ce qui a été compris pour un maillet et, dans la main gauche, un ciseau de sculpteur[6].
En réalité, le maillet ou la massette en bois se tiennent à pleine poigne sur le manche, loin de la masse comme on le voit dans l'autoportrait sculpté du peintre Louis-Marie Moris sur sa tombe au cimetière du Père-Lachaise. (Fig. 3)
La position de la main du Sculpteur de Gustave Courbet qui semble tenir délicatement l’objet au bout des doigts, semble peu appropriée comme le ciseau qui semble trop fin. En revanche, tenir ainsi un encrier en verre par le bouchon qui serait accompagné d’un porte-plume, nous semble beaucoup plus réaliste Quoiqu’il en soit, et en considérant les deux tableaux ensemble, en vis-à-vis, le guitariste, à droite, joue et regarde le poète-écrivain (cette appellation a donc notre préférence) à sa gauche qui s’adosse nonchalamment au talus, le bras levé, la main retenue par une branche et les yeux au ciel.
Dans le tableau et peut-être encore plus dans le dessin préparatoire[7] , on peut remarquer une source qui s’échappe d’un orifice rond dans le rocher et surtout, l’étrange visage d’une femme allongée, visage vers le ciel, dans l’anfractuosité.(Fig.4 et 5 : dessin préparatoire, coll. part. )
Sans titre de Courbet, le dessin et le tableau ont fait l’objet de maints essais d’interprétation : dans le catalogue de vente de l’atelier en 1919, le dessin fût même pensé comme représentant «Paul et Virginie », attribution qui semble très improbable[8].
Pouvons-nous en formuler une nouvelle qui, peut-être, conviendrait ?
La posture alanguie et maniérée du jeune homme, peu naturelle, pourrait rappeler, pour les familiers de l’image populaire, la posture de Pyrame mort dans l’image si répandue des Malheurs de Pyrame et Thisbé. Posture qui a été aussi justement rapprochée de celle du tableau de L’homme blessé par Ségolène Le Men comme nous le verrons plus tard.
C’est une fable des Métamorphoses de l’écrivain latin Ovide qui est à l’origine de cette histoire maintes et maintes fois reprise. L’histoire de ces amoureux est sombre : Pyrame et Thisbé, deux jeunes Babyloniens, sont amoureux mais leurs parents s’opposent à leur hymen. Ne pouvant converser qu’à travers une large fente dans le mur mitoyen de leurs maisons, ils décident de s’enfuir et se donnent rendez-vous hors des remparts près d’une fontaine (ou d’une source selon les traductions) et d’un mûrier. Thisbé arrive la première mais une lionne, venue se désaltérer, l’oblige à se réfugier dans une grotte. Le fauve, la gueule ensanglantée, macule de sang le voile que Thisbé a laissé choir dans sa fuite. Quand arrive Pyrame, il aperçoit la lionne, le voile rougi et pense que sa bien-aimée est morte. De désespoir, il se transperce le cœur d’une épée. Thisbé, sortie de sa cachette et accablée de douleur, suit son amant dans la tombe en se frappant de la même arme.
Tout au long des siècles, la popularité de l’histoire n’a jamais connu d’éclipse. On la retrouve dans la peinture ( Hans Baldung Grien peint dès 1530 un Pyrame et Thisbé où le jeune homme est allongé contre une fontaine, Thisbé s’apprêtant à saisir le poignard avec lequel il s’est tué[9]), dans le théâtre ( Shakespeare fait jouer la pièce par les artisans dans Le Songe d’une nuit d’été en 1594 ou en 1595, s’inspire des amours malheureux des deux jeunes babyloniens pour écrire Roméo et Juliette ), dans la littérature (La Fontaine en fait une fable, Les Filles de Minée en 1685[10]), ou dans la musique (vers 1721, la 6ème Cantate (Livre II) de Michel Pignolet de Montéclair ou la tragédie-lyrique de Francoeur et Rebel en 1726). L’histoire romantique de ces amants malheureux est toujours à la mode jusqu’à la fin du XIXe siècle : l’image apparaît dans La Foire franc-comtoise, le poème de Max Buchon en 1862 « Un aveugle plus loin dans sa blouse embourbée, Chante le Juif-errant ou Pyrame et Thisbée », ou en 1884, parmi les Images d’un sou aimées de Paul Verlaine, «Voici Damon qui soupire, Sa tendresse à Geneviève de Brabant qui fait ce rêve, D’exercer un chaste empire, Dont elle-même se pâme, Sur la veuve de Pyrame, tout exprès ressuscitée ».
Charles Nisard dans son Histoire des livres populaires ou de la littérature de colportage depuis le XVe siècle jusqu'à l'établissement de la Commission d'examen des livres du colportage (30 novembre 1852), parue en 1864, en dit : « [l’histoire] est curieuse en ce point qu’elle constate la perpétuité d’une légende contemporaine des origines de l’empire assyrien et cependant toujours populaire. On ne la débite pas seulement en livret de quelques pages, on la débite aussi en estampes et les imagiers d’Épinal en font sous cette forme, un commerce aussi considérable que j’aime à le croire lucratif »[11].
L’histoire est imprimée à Paris, Cambrai, Amiens, Lille, Chartres, Orléans, Montbéliard, Belfort ou Metz... mais c’est surtout Pellerin à Épinal qui l’exploite puisqu’entre 1811 et 1850, il n’en fait pas moins de quatre versions et l’on ne sait à combien d’exemplaires. Avec les images des amours de Geneviève de Brabant, Damon et Henriette, Adelaïde et Ferdinand ou Paul et Virginie…[12], celles de Pyrame et Thisbé sont les plus connues et les plus achetées.
Quel que soit le centre imagier, l’épisode toujours choisi – même si d’autres viennent compléter la représentation –, est celui de Thisbé se transperçant (ou allant se transpercer) le cœur devant son amant mort, le dos appuyé sur le tronc d’un mûrier.
Les plus anciennes sont l’image d’Hurez à Cambrai vers 1817 (Fig. 6 : coll. MUCEM) ou de Pellerin à Épinal en 1822 (Fig. 7 : coll. MIE), toutes deux exactement semblables et intitulées Les Malheurs de Pirame et Thisbé dans leurs amours.
Elles sont copiées pour la posture de Pyrame - celle de Thisbé a été modifiée - sur une taille-douce parue dans les Métamorphoses, traduction de l’Abbé Barnier, en 1738 (Fig.8 : Pyrame et Thisbée, in Les Métamorphoses ’Ovide, trad. Abbé Banier, taille-douce, Nyon père, 1738, coll. Bibliothèque multimédia intercommunale, Épinal ).
Pyrame mort est allongé au pied du mûrier, un bras replié, l’autre le long du corps. Thisbé quant à elle, dans un geste de désespoir, se transperce le cœur avec l’épée qui a tué son amoureux. On voit, dans le lointain, la lionne qui s’enfuit et une source qui s’écoule d’un conduit dans une vasque. L’eau sort d’un monument pyramidal représentant la tombe de Ninus, le roi de Ninive vers - 2000 av. J. C., dont le tombeau s’élevait près de Babylone, lieu des amours des deux jeunes gens.
Les deux imagiers de Montbéliard et Belfort vont, à la suite, interpréter ces images en leur rajoutant un épisode, celui de la lionne qui effraie Thisbé sous les murailles (imaginées) de Babylone, et en changeant les titres. En 1828, Deckherr à Montbéliard propose ainsi Malheurs de Pyrame et Thisbée, une image à deux épisodes, toujours accompagnée de la complainte (Fig. 9: coll. MIE) où le deuxième « épisode » se place juste avant le suicide de Thisbée éplorée.
Vers 1830, L’Imprimerie catholique de Jean-Pierre Clerc à Belfort propose Pyrame et Thisbé, leurs malheurs dans leurs amours, sa propre interprétation sur le modèle probable de Deckherr (Fig. 10: coll. MUCEM). Mais il revient à l’épisode où Thisbé, éperdue, se plante l’épée dans la poitrine et saigne. Ainsi, même si les imagiers de l’Est sont manifestement influencés les uns par les autres, ils savent aussi amener de légères variations qui font la différence pour leurs concurrents[13] et leur public. Mais, Pyrame, allongé, est toujours représenté adossé au mûrier…
Comme dans les Cantiques spirituels accompagnés d’un cantique, chaque représentation centrale est entourée d’une complainte, toutes deux se complétant pour enrichir l’histoire.
La complainte en quarante strophes divisées en cinq parties, utilise le texte des Métamorphoses d’Ovide[14] qui ne cite pas la source ou le ruisseau. En revanche, l’image suit la tragédie de Théophile de Viau, représentée en 1623, Les amours tragiques de Pyrame et Thisbé[15] où Pyrame retrouve Thisbé et meurt là où coule une source et près du tombeau de Ninus.
Le poète de Courbet pourrait-il illustrer l’histoire de Pyrame et reprendre certains des épisodes de la complainte et des détails de l’image ? Ainsi la strophe 17 de la complainte où Thisbé a peur de la lionne : « Elle fut se cacher, dans le creux d’un rocher, pour éviter sa rage ». Ou la strophe 27 où Pyrame, la croyant morte, se transperce de son poignard et où « Il tombe à la renverse ». On retrouve aussi le « clair ruisseau tout au pied d’une roche » cité par Théophile de Viau, ruisseau repris dans les images de Belfort et Montbéliard.
La posture de Pyrame « à la renverse », mort, peut-elle se rapprocher de celle du poète de Courbet, le bras replié sur un arbre et le visage extatique tourné vers le ciel ?
Là encore, il ne s’agit pas d’une copie exacte de l’image mais plutôt de la reprise d’une iconographie significative et « porteuse » d’un récit savant, iconographie et récit que l’image populaire a largement diffusée la faisant rentrer dans la « bibliothèque d’images » commune à beaucoup de Français du XIXe siècle.
Gustave Courbet le peintre et dessinateur et Alphonse Promayet le musicien se sont-ils déguisés ainsi lors d’une fête costumée, ce que le jeune homme appréciait beaucoup au début de son séjour parisien[16] ? Le peintre a-t-il voulu garder en mémoire ces déguisements à la mode médiévale en faveur à l’époque où l’un incarnait Pyrame, l’archétype de l’amoureux romantique, écrivant son histoire et l’autre un troubadour qui en chantait la complainte ?
Dans un paysage rappelant celui de la mort des deux amants, le Poète et le Guitarrero de Courbet, ensemble, pourraient-ils - peut-être - illustrer la belle histoire de Pyrame et Thisbé, « cette tendresse antique et légendaire » comme le dit en 1883 Jeanne le Perthuis, l’héroïne d’Une vie de Guy de Maupassant[17] ?
Comme l’a montré Ségolène Le Men dans plusieurs articles[18], il est très probable qu’en 1854, Courbet ait de nouveau fait revivre la posture de Pyrame dans sa peinture L’homme blessé [19](Fig. 11). On sait que L’homme blessé a « effacé » un tableau antérieur de 1844 où il se représentait tendrement enlacés avec son amoureuse, Virginie Binet. Désormais seul, le peintre, blessé dans son amour, « râlant et mourant »[20], la chemise rougie de sang et adossé à un arbre, a emprunté la posture-archétype du Pyrame de l’imagerie pour peindre son propre désespoir.
Si les deux peintures-autoportraits, Le Poète de 1845 et L’homme blessé en 1854, ont la même inspiration « imagière »[21], la confrontation des deux peintures nous montre l’évolution du travail de Courbet pendant ces dix années. Le peintre, révolté de n’avoir pas été reçu par le jury du Salon de 1847, l’avouera dans une lettre à ses parents en mars 1847 : « Les années passées, lorsque j’avais moins une manière à moi, que je faisais encore comme eux, ils me recevaient mais aujourd’hui que je suis moi, il ne faut plus que j’espère »[22]. On voit que Le Guitarrero accepté au Salon et Le Poète de 1844 sont de la manière « comme eux » ; le peintre s’est adapté au goût néo-gothique prisé au Salon.
L’Homme blessé de 1854 est de sa manière à lui. De L’homme blessé, Gustave Courbet n’a jamais voulu se séparer[23] et le garda jusqu’à sa mort en 1877.
Martine Sadion
[1] Aujourd’hui coll. part., New-York. [2] Lettre à ses parents, 45-5. [3] Coll. part. [4] Environ 56 x 42 cm. [5] TOUSSAINT, Hélène, (dir), Gustave Courbet, cat. exp., Paris, Grand Palais, RMN, 1977. Le musée d’Orsay conserve un dessin au fusain du musicien fait par Gustave Courbet en 1847. [6] Entre autres interprétations, Hélène Toussaint pense que ce sont des « emblèmes de l’apprenti franc-maçon », TOUSSAINT, Hélène, Gustave Courbet, Catalogue, Paris, Grand-Palais, 1977. Notice 9, p. 86. Voir aussi AMIC, Sylvain, notice sur Le sculpteur in Courbet, cat. exp. Paris, Gd Palais, 1977. [7] 29,5 x 22, 5 cm. Voir l’article in Courbet, les dessins, catalogue d’exposition, Musée d’Ornans, Édition Les Cahiers dessinés, 2019. [8] Cité par LE MEN, Ségolène, notice p. 105, in Courbet, les dessins, Paris, Les cahiers dessinés, 2019. La bibliothèque de l’INHA conserve ce catalogue et plusieurs catalogues de vente successifs de l’atelier de Courbet. [9] Coll. Staatliche Museen zu Berlin. In Hans Baldung Grien, catalogue, Karlsruhe, Staatliche Kunstahalle, 2020. [10] Fables de La Fontaine, Paris, Didot l’aîné, 1788. [11] Nisard, Charles, Histoire des livres […], Paris, E. Dentu, 1864. Voir aussi : ANFRAY, Clélia, Pyrame et Thisbé au XIXe siècle : mythe ou imagerie ?, Dumas, Zola, Maupassant, Revue d’histoire littéraire de la France, PUF, 2013/1 vol. 113. Consulté sur www.cairn.info [12] LECLERC, Marie-Dominique, Un amour en images, in SADION, Martine, (dir.), Tourments, cat. exp., Épinal, Musée de l’image, 2015. [13] Ils ne peuvent pas être accusés de plagiat, bien que le copyright n’existe pas encore ! [14] Ovide, Métamorphoses, livre IV, 51-66, traduction de l’abbé Banier, Nyon père, 1738. Collection BMI, Épinal. [15] Les amours tragiques de Pyrame et Thisbé, mis en vers françois par le Sieur Théophile, Paris, chez Jean Martin, 1626. À l’acte IV, scène 1. [16] Lettre à son père, avril 1840, 40-1. [17] MAUPASSANT, Guy de, Une vie ou l’humble vérité, Paris, Ollendorf, 1883. [18] LE MEN, Ségolène, L’Homme blessé, la complainte renouvelée par Courbet, In SADION, Martine, Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, cat. exp., Épinal, Musée de l’Image, 2009. LE MEN, S., Problèmes de genèse d’un tableau de Courbet, s. d. [19] Coll. Musée de Besançon. [20] « Le portrait d’un homme râlant et mourant », Lettre à Bruyas, 3 mai 1854, 54-2. [21] Michael Fried rapproche ces deux tableaux comme deux autoportraits mais sans signaler la possible inspiration commune. [22] Lettre à ses parents, 21 mars 1847, 47-2. [23] « Je ne veux pas le vendre à aucun prix », lettre à J. Luquet, 10 octobre 1866, 66-26. Il en fit une copie en 1866, Coll. Kunsthistorisches Museum de Vienne.
(Gentil) avertissement: ce texte (à l'origine partie d'un M2/ UNISTRA, 09/2020) et les idées qu'il développe sont déposés et donc protégés. Toute utilisation devra donc préciser son origine: SADION, Martine, Les images populaires et Gustave Courbet, 9/15, mis en ligne sur uneimagenemeurtjamais.com, juin 2021.
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