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Gustave Courbet et les images populaires. La sieste. 8/ 15

Dernière mise à jour : 11 nov. 2022


Des images comme modèles ou des reprises d'archétypes ?

Si Courbet a bien utilisé l’image populaire du Juif-errant ou de Saint Nicolas, d’autres images comme Le bienheureux saint Lâche, Les malheurs de Pyrame et Thisbé, Paul et Virginie etc. pourraient être rapprochées de son œuvre. Certaines l’ont été. Mais Courbet s’est-il vraiment inspiré des images, ou bien a-t-il repris les thèmes qu’elles mettent en scène, les archétypes qu’elles ont peu à peu installés dans une mémoire visuelle collective?

Sans confirmation directe de Courbet, sans référence historique, les rapprochements possibles sont beaucoup plus subjectifs et objets à interprétations selon le regard du regardeur qui amène un sentiment de déjà-vu et fait surgir une référence puisée dans sa propre « bibliothèque d’images ». Qui n’est pas commune à tous.


La Sieste, 1841.

La première influence d’une image populaire sur l’œuvre de Gustave Courbet pourrait être datée de 1841. La sieste, petite toile de 39 x 47 cm[1](Fig. 1), possible autoportrait[2] d’un Courbet de 24 ans, représente un jeune homme allongé sous des arbres, portant pantalon blanc noué aux chevilles, chemise et gilet.


Fig. 1 : La sieste, 1841, coll. part.

Un bras accoudé au sol, il lève l’autre au-dessus de la tête dans une attitude de complète décontraction, peu confortable il faut l’avouer pour un vrai sommeil. Des modèles antiques, des sculptures comme l’Ariane endormie des Musées du Vatican[3] , le Faune endormi, antique grec que copie vers 1730 Edme Bouchardon (1726-1730)[4] ou la peinture du Sommeil d’Endymion d’Anne-Louis Girodet en 1791[5], ont pu diffuser cette iconographie du sommeil, les yeux fermés. Mais ce sont des poses de modèles en atelier, réservées pour représenter un sommeil profond. Courbet peint une autre toile vers 1842- 1843, elle-aussi de petit format et intitulée aussi La sieste[6] (Fig.2) où une jeune femme est assoupie au pied d’un arbre, alors qu’en arrière-plan travaillent des moissonneurs[7].


Fig. 2 : La sieste, vers 1842-1843, coll. part.

La jeune femme, trop dévêtue pour être vraiment une paysanne, est plus un prétexte pour faire un tableau de genre mais elle a les yeux fermés et dort vraiment. Gustave Courbet lui-même proposera en 1845 une Femme nue dormant près d’un ruisseau[8] ou une Femme couchée dite Le repos[9] en 1858, toutes deux les yeux fermés et dormant vraiment.

Or, le jeune homme indolemment allongé de La sieste montre des yeux grand-ouverts et surtout une attitude éveillée même si elle est songeuse, ce qui est d’ailleurs en contradiction avec le titre donné à l’œuvre. La « sieste » du jeune homme est plus une allégorie de la nonchalance.

En ce cas, la référence à une iconographie savante est moins certaine. En revanche, la proximité de son iconographie avec celle d’une image populaire Le Bienheureux saint Lâche, patron des paresseux, (Fig. 3 : coll. MUCEM) pourrait être envisageable. Elle est éditée, entre autres[10], par l’imagerie spinalienne de Pellerin vers 1810 avec son pendant la Bonne sainte fainéante, protectrice des paresseuses (Fig. 4: coll. MUCEM) qui utilise le même contour de textes.


Fig. 3 : Bienheureux saint Lâche, Pellerin, 1810

L’image montre le paresseux mollement étendu sous des ombrages, les yeux ouverts, les bras relevés au-dessus de la tête et jouissant de sa quiétude alors qu’au loin des moissonneurs s’épuisent dans les champs sous le soleil. Quant à la « sainte fainéante », elle est nonchalamment étendue sur un lit à baldaquin alors que, dehors, une femme et son enfant portent avec peine des fagots de bois. Comme aujourd’hui le Diplôme du meilleur Papa, de la meilleure collègue ou du meilleur buveur de vin qui perpétuent cette tradition, ces images ironiques étaient offertes ou affichées au mur pour se moquer des paresseux et des fainéants.

Par sa structure, l’image du Bienheureux saint Lâche, patron des paresseux est une parodie d’une feuille de saint, d’un «cantique spirituel » avec titre, image, cantique et oraison. Remarquons que le titre de l’image lie les adjectifs « lâche » et « paresseux », défauts inacceptables dans un monde de travailleurs. Quant à « Bienheureux », il est évidemment utilisé dans ses deux sens, en attente de canonisation et chanceux. Le titre de l’image est accompagnée d’un sous-titre en forme de prière-oraison : « O vous qui possédez le royaume de la nonchalance, accordez-nous, par le moyen de nos petits caprices et de nos détours, le bonheur de vivre sans rien faire. Ainsi soit-il.»

Fig. 4: Bonne sainte Fainéante, Pellerin, 1810

Le cantique, quant à lui, est chanté sur le timbre[11] (approprié) de « Souvent la nuit quand je sommeille » issu du Traité nul, «comédie en un acte et en prose, mêlée d’ariettes, représentée le 5 messidor an V (27 juin 1797), sur le théâtre Feydeau. Paroles de M. Marsollier, musique de M. Gavaux »[12]. Les paroles originales de l’air chanté en scène VII de la comédie pastorale sont : « Souvent la nuit quand je sommeille, Je crois le voir à mes genoux, Tous les matins quand je m’éveille, Je regrette un songe si doux [...]». Comme beaucoup de timbres à succès, cette mélodie fut réemployée à de nombreuses reprises dans des vaudevilles ou opéras tout au long du XIXe siècle.

Elle accompagne ici les paroles d’une chanson de quatre strophes et refrain, intitulée La Paresse :

« On se demande d’âge en âge, qui est l’homme le plus heureux. Est-ce le riche, est-ce le sage ? Non, messieurs, c’est le paresseux. Célébrons la douce paresse, Cédons à ses charmes puissants, Puisque le bien vient en dormant, Amis, dormons, dormons sans cesse. […] »


Courbet connaissait très probablement l’image : elle était diffusée par Pellerin à Épinal, proche d’Ornans[13]. Le jeune bourgeois ornanais s’est-il senti dans cette posture du fainéant quand tous les villageois et paysans autour de lui travaillaient pour son bien-être ? Quelques années plus tard, il dira « C’est [à Ornans] que je goûte cette vague flânerie qui fait tant de choses en ne rien faisant »[14]… L’a-t-on un jour traité de « saint Lâche », archétype très connu dans les campagnes ?

Bien sûr, son tableau n’est pas une copie directe de l’image populaire – paysage, costume diffèrent- mais une influence, un « déjà-vu » dans la posture, une allusion au thème, nous semblent resurgir dans ce tableau de jeunesse.


Martine Sadion





[1] Collection privée. [2] Gustave Courbet aime s’habiller en blanc comme on le voit dans ses photographies. [3] Copiée par Corneille Van Cleve en 1684 pour le parc du Château de Versailles. Merci à Martial Guédron. [4] Coll. Musée du Louvre. L'œuvre fut exécutée par Bouchardon à Rome d'après un célèbre antique de la collection Barberini (aujourd'hui à la Glyptothèque de Munich). [5] Coll. Musée du Louvre. [6] Tableau est passé aux enchères. Consulté sur Artnet. [7] Se pourrait-il que le sujet , la sieste, ait aussi des liens avec la Bienheureuse sainte fainéante ( Fig. 37)? [8] Coll. Detroit Institute of Arts. 81,2 x 64,8 cm. [9] Coll. Musée national d’Art Occidental, Tokyo. 51 x 64 cm. [10] Une autre image, en taille douce, intitulée St Lâche, glorieux patron des paresseux, a été éditée par Picard-Guérin à Caen entre 1809 et 1831. Coll. MUCEM. Toujours à Caen, sous l’Empire, la Fabrique Ledresseur imprime en bois gravé un St Lâche, Patron de la Société des paresseux avec la même iconographie. L’image est reproduite dans DUCHARTRE et SAULNIER, L’image populaire […], Paris, librairie de France, 1925, p. 283. [11] L’air. La partition est dans La Clé du caveau, à l’usage de tous les chansonniers français […] n° 546. Paris, Capelle et Renand, 1811. [12] Le Traité nul […], Paris, chez Huet, an VII (ou 1797). [13] Elle apparaîtra plus tard à trois exemplaires dans la collection de Champfleury ce qui montre sa grande diffusion. [14] Lettre 49-8, à Francis et Marie Wey.


(Gentil) avertissement: ce texte (à l'origine partie d'un M2/ UNISTRA, 09/2020) et les idées qu'il développe sont déposés et donc protégés. Toute utilisation devra donc préciser son origine: SADION, Martine, Les images populaires et Gustave Courbet, 8/15, mis en ligne sur uneimagenemeurtjamais.com, juin 2021.

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