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Gustave Courbet et les images populaires. Un enterrement à Ornans, 2. 12/15

Dernière mise à jour : 11 nov. 2022


L'Enterrement à Ornans, 2ème partie.



fig. 6: Exhumation [...], 1841, coll. MIE

[...] Une troisième image a été citée comme probable source, l’Exhumation des cendres (Fig. 6) déposée par Pellerin en 1841. Contrairement à la première inhumation sous Louis XVIII, ce retour des « cendres » voulu par Adolphe Thiers et accepté par Louis-Philippe est fortement documenté par les comptes rendus et la gravure, du départ de la frégate La Belle-Poule en juillet 1840 vers Sainte-Hélène jusqu’au char monumental qui accompagne le cercueil aux Invalides en décembre de la même année.


fig. 7 : Napoléon Thomas, ill. vers 1840

Ainsi, Napoléon Thomas (Paris 1804-1879), peintre et illustrateur, a dessiné pour l’éditeur Augustini Donato et Cie à Paris vers 1840 une Exhumation des cendres de l’Empereur Napoléon (Fig. 7: coll. Musée National de l'éducation, Rouen) qui, avec d’autres gravures[1], a servi de source croisée pour la place en biais du cercueil, les participants etc. L’imagier pouvait s’en inspirer librement car, on le voit dans l’image de Napoléon Thomas, l’ouverture du cercueil eut lieu sous une tente qui avait été dressée pour ce faire. L’imagier mélange deux moments, l’ouverture du caveau et l’ouverture du cercueil en présence d’une assistance recueillie, raccourci qui importe peu pour son public d’anciens soldats provinciaux.

Le texte qui accompagne l’image est issu d’un volume paru en 1840 à Paris, Funérailles de l’Empereur Napoléon, relation officielle de la translation de ses restes mortels […] et plus spécialement du Procès-verbal rédigé par Remi-Julien Guillard, chirurgien major de la frégate La Belle-poule[2]. Ce texte a aussi permis, par ses détails, de créer une scène réaliste si elle n’est pas réelle.

La personnalisation des participants - des numéros dans l’image renvoient aux noms dans le texte - montre bien que ce qui importe à ces fervents admirateurs de l’Empereur est non seulement la description du « corps précieux » exhumé, tel qu’il a été nommé dans l’image Convoi funèbre de Napoléon, mais aussi de connaître ceux qui ont soutenu l’Empereur, pleuré sur sa destinée lors des cérémonies de son retour. Pellerin produit d’ailleurs entre janvier et juillet 1841, quatre images sur ce thème qu’il faut voir comme une suite et qui pouvaient être achetées ensemble, Exhumation des cendres de Napoléon, Char funèbre de Napoléon, Translation des cendres de Napoléon aux Invalides et Intérieur de l’église des Invalides transformée en chapelle ardente pour recevoir les restes mortels de l’Empereur Napoléon[3].

Légèrement déporté vers la droite, le corps de Napoléon dans son cercueil, « reconnu aussitôt tant il était bien conservé » et entouré des protagonistes de l’exhumation, attire le regard.

À cette scène principale viennent se rajouter d’autres scènes : le paysage extérieur, les instruments qui ont servi à l’ouverture de la tombe, le caveau vide et le saule qui le protège, le palmier (marquant l’exotisme des îles) et les soldats en ligne. Dans le ciel, l’aigle impériale couronnée vole en tenant les foudres et un ruban France, bleu, blanc rouge. De nouveau, le plan du sol a été relevé afin de mieux voir ce qui se tient sur le sol, du couvercle du cercueil aux soldats en ligne.

Qu’en est-il donc de la ressemblance de cette image de 1841 avec le Tableau de figures humaines, historique d’un enterrement à Ornans de Courbet de 1850 ?

L’image populaire et le tableau ne se ressemblent que sur la disposition des multiples personnages autour du corps mort ou, pour le tableau, du tombeau vide. Et cette disposition existait déjà dans les lithographies parisiennes de Codoni ou Augustini qui documentent cette exhumation.…

Mais l’image montre bien d’autres scènes : le tombeau ouvert, les soldats en rang, l’aigle dans le ciel… Elle n’a rien de simple, ni de simplifié ; elle essaie au contraire de rassembler le plus de scènes possibles dans un champ resserré. En revanche, Courbet se limite à une seule scène qui « bloque » tout autre sujet par sa frontalité : seule la ligne des falaises se dessine au loin.

Si l’on regarde la construction du tableau et de l’image, la place donnée au corps mort, centrale dans le cas de Napoléon, que ce soit dans son sens ou dans sa situation, n’est pas celle voulue par Courbet : le trou creusé est à peine montré et le cercueil n’occupe qu’une position secondaire dans le tableau. Les personnages de Courbet, en attente de l’inhumation, ne se recueillent devant rien ni ne regardent un point précis. Leurs regards s’éparpillent dans l’espace, alors que ceux de l’image sont tous focalisés sur le cadavre de l’Empereur.

De nouveau, même si l’image a sûrement été diffusée en Franche-Comté et si Courbet a pu voir les lithographies parisiennes, l’antipathie de Courbet pour l’Empereur et son culte ne devrait pas l’avoir incité à s’inspirer de ces images.En 1870, il verbalisera d’ailleurs cette méfiance pour les valeurs guerrières de Napoléon dans son manifeste pour le déboulonnage de la colonne Vendôme : « Attendu que la colonne Vendôme est un monument dénué de toute valeur artistique, tendant à perpétuer par son expression les idées de guerre et de conquête qui étaient dans la dynastie impériale, mais que réprouve le sentiment d’une nation républicaine »[4].

Ainsi la proximité du tableau et de l’image populaire, dans sa représentation et son sens, nous semble de nouveau peu probable.


Quant à l’image des Degrés des âges aussi comparée à la peinture, il semble que ce sont les personnages « en procession » (apparente) qui ont attiré l’œil de Meyer Schapiro ou de Linda Nochlin et les ont fait rapprocher le tableau de l’image. Celle que Schapiro montre dans son article (Fig. 8) est de provenance inconnue mais se rapproche d’une image de Dembour et Gangel à Metz éditée entre 1840 et 1851[5] puis rééditée à l’identique par Gangel en 1854 (Fig.11 : coll. MIE).


Fig. 8 : fac-similé Meyer Shapiro, 1941

Avant toute chose, il nous semble de nouveau nécessaire d’expliquer l’image complexe des Degré des âges ou Âges de la vie comme celles en taille-douce de Basset à Paris vers 1805, que collectionnera et peindra Léonard Foujita dans Mon intérieur à l'accordéon en 1922[6] (Fig. 9: coll. MNAM, dépôt MBA Nancy.).


Fig 9 : Foujita, 1922


fig. 10 : Picard-Guérin, Caen, entre 1809 et 1831, coll. MIE

L’image parisienne de Basset, copiée aussi en taille-douce et avec quelques modifications par Picard-Guérin à Caen entre 1809 et 1831 (Fig. 10: coll. MIE), a trois niveaux de lecture qui sont circonscrits en trois zones limitées par une ligne-plan, un demi-cercle et une forme pyramidale qui le surmonte. Le premier niveau est celui de la Terre où se placent à gauche l’arbre vivant, l’enfant au berceau et à l’autre extrémité le couple mourant et l’arbre mort sur lequel est perchée la chouette. Sur cette base vient s’ajouter un pont pyramidal composé de degrés de dix ans, montant de l’« âge de puérilité » jusqu’à cinquante ans « âge de maturité » pour redescendre jusqu’à 100 ans « âge d’imbécillité»[7] . Sur chacun des degrés plus symboliques que réels se place le couple[8] qui, grâce au pont, traverse sa vie. Si ces deux zones concernent l’Homme, le Jugement universel du genre humain, en réalité une Trinité, entouré du Paradis et des Enfers prend place sous le pont à degrés qu’il semble soutenir. L’avertissement est clair. Mal vivre sa vie et, en ces temps, cela signifie ne pas la vivre chrétiennement conduit aux enfers et à la damnation.

Au fil des années, le niveau de la Terre, pourtant essentiel pour signer l’accord de l’homme et de son milieu originel, disparaît. Vers 1870, lorsque Gangel et Didion à Metz remplacent le Jugement dernier par trois images vantant « Le travail », « Le Mariage » et « Le sommeil éternel », la religion a laissé la place à la morale bourgeoise (coll. MIE). L’image, comme beaucoup d’images traditionnelles, a perdu son sens premier, essentiel en ces temps : l’homme s’il reste en accord avec la Nature et Dieu, vivra une vie harmonieuse.


fig. 11 : Dembour et Gangel, 1840-1851, coll. MIE

Dans l’image moins ouvertement catholique que montre Meyer Schapiro – remarquons qu’il ne se sert que de la partie imagée et non des textes qui l’accompagnent sûrement et qui infléchissent la compréhension de l’image - le Jugement dernier a disparu comme dans l’image de Dembour et Gangel à Metz. L’espace central sous le pont est désormais occupé par un Mai des saisons avec les fleurs et l’herbe verte du printemps, le blé de l’été, les grappes de l’automne et les branches défeuillées de l’hiver, métaphore du temps qui passe.

Le Mai, surmonté d’un Janus au double visage et d’un sablier ailé, est encadré d’une scène de baptême à gauche (dans un carrosse ou en procession à pied avec l’enfant dans les bras) et d’un enterrement à droite, rites de passage obligés dans la société du XIXe siècle, marquant le début et la fin de la vie.


L’image de Metz, en français et en allemand vue la proximité de la frontière, est accompagnée en partie basse de dix textes qui explicitent dix degrés. La première strophe dit ainsi :

« Au premier degré de la vie,

Tout est joie et jeu pour l’enfant,

Une mouche, une fleur jolie

Sont le bonheur de chaque instant »


La dernière conclut :

« Au dixième rare est l’arrivée

Et à qui peut y parvenir

Grande grâce est accordée ».

Elle précise le sens de l’image de l’homme dans son cercueil au-dessus, sous laquelle est écrit dans un cartouche : « À 100 ans, Grâce de Dieu ». Par cette mention, la Sola gratia de Luther et Calvin, par l’abandon du Jugement dernier, se peut-il que l’image ait été éditée à l’attention d’un public de religion protestante, français ou allemand ? Le personnage à côté du cercueil, robe de bure, barbe blanche et bâton de pèlerin serait-il le Juif-errant qui marche jusqu’à la fin des temps ? Certains éléments sont obscurs, la présence d’un pupitre au griffon à trente ans, d’une équerre et d’un plan d’architecte à quarante ans, l’absence de l’épouse à cinquante et soixante ans…L’image reste énigmatique.


L’image que présente Shapiro est simplifiée et probablement tardive mais, malgré des adaptations des Degrés des âges à ses circonstances, les degrés dans l’image restent toujours présents et signent le déroulement de la vie d’un seul couple.


Car, c’est essentiel, c’est le même couple que l’on voit vieillir peu à peu passant d’un degré à un autre. Il ne s’agit pas un rassemblement de personnes différentes à différents âges de la vie. Pour les hommes du XIXe siècle et donc pour Courbet en 1854, c’était une évidence.

Or, dans Un enterrement à Ornans, les jeunes enfants de chœur sont à gauche mais une petite fille en noir est aussi tout à droite, dans le cortège des femmes. Les hommes de quarante ans du cortège sont à droite et à gauche… Les âges sont mêlés.

Ce sont les fonctions des groupes, les bourgeois, le prêtre et ses enfants de chœur, les bedeaux, la famille éplorée… qui prédominent sur la succession des âges, principe dû à la manière de construire les cortèges villageois et de se conduire à l’intérieur, habitude sûrement observée maintes fois.

Au-delà de sa construction et son sens très différents, l’image des Degrés des âges a une visée morale et il semble étonnant que Gustave Courbet ait eu la même intention dans sa peinture.


Il est vrai que, dans le tableau, Gustave Courbet a aussi pu subrepticement suggérer la fragilité de la vie, l’inexorabilité du temps qui passe, pensées inévitables dans un enterrement.

Le crâne au premier plan, insolite si l’on s’en tient à la représentation du réel, est peut-être une Vanité. Mais, ce regard n’a rien de particulièrement populaire, au contraire.

Dans les images populaires, le crâne seul n’est présent que dans les Crucifixion aux instruments de la Passion ou les Horloge de la Passion qui représentent un Christ en croix ou les saints Marie-Madeleine, Louis de Gonzague ou François d’Assise qui méditent devant lui. Dans les Degrés des âges, si squelette il y a, il est chaque fois complet et représente la « Faucheuse », la mort avec sa faux[9].

Le crâne seul et deux os, à côté d’une pioche et d’une pelle, n’apparaissent que dans cette image de Dembour et Gangel, avec les trois croix du Golgotha.

S’agit-il d’une Vanité ou bien, avec la présence de la pelle et de la pioche, le résultat du travail du fossoyeur quand il a creusé la fosse?

Et Courbet aurait-il pu connaître cette image messine ?

Dans L’Enterrement à Ornans, le Christ sculpté sur la croix de procession qui se détache sur le ciel au -dessus des falaises pourrait répondre au crâne à côté de la tombe. Mais bien des gravures, sculptures et peintures savantes, de Van Dyck à Philippe de Champaigne, sûrement connues de Courbet, ont dans les églises, les musées, en France et ailleurs, utilisé cette iconographie du Christ en croix accompagné d’un crâne et de deux os croisés…


En résumé, si l’on tient compte du sens et de la construction de toutes les images populaires que l’on a étudiées, sens que Courbet ne pouvait ignorer, il nous paraît improbable que pour Un enterrement à Ornans il les ait utilisées, quelles qu’elles soient, et qu’il s’en soit inspiré pour ses propres compositions.

Mais en réalité, Courbet eût-il besoin d’un modèle ? L' observation, la transposition en tableau d’une scène reconstituée pour être peinte mais indéniablement un jour vécue et qu’il a voulu, à rebours des peintres du Salon, rendre visible ne suffisent-elles pas ?


Martine Sadion



[1] Parmi d’autres : Ouverture du cercueil de Napoléon 1er à Sainte-Hélène, MAURIN, Nicolas-Eustache, lithographie, coll. Châteaux de Versailles et du Trianon ; Exhumation de Napoléon à Ste Hélène, Vayron dessinateur, Codoni, ed., lithographie, Coll. Musée Carnavalet, etc .. [2] LANGLÉ, F., Funérailles de l’Empereur Napoléon, relation officielle de la translation de ses restes mortels[…], Paris, L. Curmer, 1840. [3] Comme Dembour et Gangel à Metz qui éditeront aussi en 1841 une suite de quatre images. [4] Cité par TILLIER, Bertrand, « La colonne Vendôme déboulonnée », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 26 avril 2021. URL : http://histoire-image.org/fr/etudes/colonne-vendome-deboulonnee [5] Peut-être copiant une image antérieure de Belfort ou Montbéliard puisque, dès 1840, Dembour et Gangel rachètent les bois des deux imagiers lors de la fermeture de leurs ateliers [6] Mon intérieur, nature morte à l’accordéon, 1922. Coll. MNAM, Paris. Dépôt MBA Nancy. Voir C’est la vie, cat.exp., Musée de l’image, 2005. [7] Signifie une faiblesse de l’esprit. [8] Certaines images sont spécialement dévolues à la femme ou l’homme. Voir SADION, M., dir., C’est la vie, catalogue, Musée de l’image, Épinal, 2005. [9] Voir C’est la vie, cat ;exp., MIE, 2005. [10] Coll. MBA Besançon.


(Gentil) avertissement: ce texte (à l'origine partie d'un M2/ UNISTRA, 09/2020) et les idées qu'il développe sont déposés et donc protégés. Toute utilisation devra donc préciser son origine: SADION, Martine, Les images populaires et Gustave Courbet, 12/15, mis en ligne sur uneimagenemeurtjamais.com, juin 2021.

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