Un texte de Harry Morgan
Premier texte d'un autre auteur "en connivence", après une discussion au téléphone sur la ressemblance des postures aériennes ou volantes des dieux, saints ou super-héros... ou comment le nuage n'eut-il plus d'utilité...
Curieusement, ce que la peinture fait si facilement, représenter des personnages en lévitation ou « dans les nuages », les littératures dessinées (bandes dessinées, comics, mangas, etc.) qu’on s’accorde à rapprocher des littératures de l’imaginaire (merveilleux, fantastique, science-fiction), n’y parviennent qu’après des tentatives multiples. On pourrait presque décrire l’ascension des personnages (qui est aujourd’hui l’un des poncifs du genre « super-héros » notamment au cinéma) comme une « conquête de l’air » ou comme un « programme spatial », programme semé d’embûches.
Bornons-nous, dans un souci de clarté, au cas des comic strips américains, c’est-à-dire aux bandes paraissant sur trois ou quatre cases en noir et blanc dans les journaux quotidiens complétées par des sunday pages, des pages entières en couleur dans l’édition dominicale.

Certes les sunday pages américaines des années zéro du vingtième siècle multiplient les vols en dirigeable (c’était d’époque) par exemple en 1908 dans The Explorigator de Harry Grant Dart. Mais voler en personne, autrement que suspendu à un filin ou à une échelle sous une nacelle, il ne faut pas y songer.
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Le petit Nemo, dans la sunday page dessinée par Winsor McCay de 1905 à 1914 Little Nemo in Slumberland, est perpétuellement en train de s’élever dans les airs y compris avec son lit ou avec sa maison. Mais le personnage est soumis à la gravité et il ne cesse de tomber, de bouler, de glisser etc. De fait, une fois sur deux, il tombe de son lit dans la dernière case et c’est précisément ce qui le réveille. La logique qui prélude à Little Nemo in Slumberland est celle du manège de fête foraine et le plaisir du point de vue du personnage est précisément celui de se laisser ballotter. Il n’y a au fond que sur la planète Mars, dans des planches de 1910, que Nemo nage avec aisance dans une case qui ne contient que le bleu du ciel.
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Un progrès décisif est accompli en 1929 avec le strip de science-fiction Buck Rogers in the 25th century[1] écrit par Phil Nowlan et dessiné par Dick Calkins dont la prémisse est qu’un élément baptisé inertron tombe vers le haut : ainsi, porter une ceinture d’inertron permet de bondir dans les airs ! Des perfectionnements successifs permettent la propulsion et le réglage fin de l’aérostation de sorte qu’on peut, dans des strips de 1932, se maintenir immobile dans les airs. C’est le moment où l’on voit des fantassins aériens (de l’un et de l’autre sexe) qui marchent sur rien comme des légions angéliques.



Un autre élément décisif, ce sont les sunday pages de Tarzan dessinées par Hal Foster à partir de 1931. Comme le décrit admirablement le successeur de Foster, Burne Hogarth, le Tarzan de Foster qui vit dans la canopée comme les singes dont il se croit le frère, évolue dans un espace non soumis à la gravité. Ceci amène, selon Burne Hogarth, une nouvelle conception graphique du personnage qui peut être pris par n’importe quel bout puisqu’il flotte en micro-gravité comme un astronaute… Du coup, Hal Foster est le créateur d’une nouvelle syntaxe de la forme humaine en action que Hogarth jugeait tout à fait inédite dans l’histoire de l’art. Par une singulière ironie, c’est précisément ce qui donnera dans les comic books, c’est-à-dire les petits fascicules de bandes dessinées destinés aux enfants, le genre des super-héros.


Superman créé en 1938 par Jerry Siegel et Joe Shuster passe lui aussi sa vie dans les airs. Mais initialement il ne vole pas. Il bondit par-dessus les gratte-ciel et la case le montre saisi au bond, pour ainsi dire dans des attitudes qui sont précisément celles de Tarzan. Reste que ce prétendu bond viole toutes les lois de la physique et de la balistique.
Comme on le voit, pour que le personnage des comics décolle, il faut que la case elle-même se décolle du monde, qu’elle devienne un espace purement conventionnel ne contenant plus ni haut ni bas, ces notions étant en l’occurrence entièrement arbitraires… !
[1] Buck Rogers au 25ème siècle.
Harry Morgan est écrivain, théoricien de la bande dessinée, conférencier et dessinateur. Il a publié entre autres Principes des littératures dessinées aux Éditions de l'An 2 en 2003, de nombreux articles dont ceux dans la Revue 9ème art ou pour les catalogues du Musée de l'Image à Épinal.
Il est l'auteur d'un site http://theadamantine.free.fr/, à consulter avec intérêt.
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