Les "Sainte Famille" dans les églises de Maurienne (Savoie)
En 1647, les instructions de Pierre du Vernay, chanoine de la cathédrale Saint -Jean-Baptiste à Saint-Jean de Maurienne, ont dû être très précises: en tant que commanditaire du tableau, il souhaitait y être représenté en prière et que figure une vue des bâtiments de l’évêché et de l’église Notre-Dame[1]. On ne sait qui, de lui ou du peintre choisi, probablement un membre de la famille Dufour renommée à Saint-Jean de Maurienne [2], a choisi le modèle.
Car le peintre s’est inspiré assez fidèlement d’un tableau du Retour d’Égypte de la Sainte Famille peint vers 1630 par le flamand Gérard Seghers (Anvers, 1591-1651). En 1631, Gérard Seghers fait graver son tableau par Schelte A. Bolswert, graveur renommé à Anvers et c’est cette gravure qui se répand dans toute l’Europe pour fonder la renommée de l’artiste.
Pierre du Vernay dit dans la dédicace du tableau vouer une admiration particulière à la Sainte Trinité et le tableau du peintre anversois représente à la fois la Trinité céleste, Dieu le Père sur son nuage entouré d’angelots, la colombe du Saint-Esprit et Jésus le fils, et la Trinité terrestre, Marie, Jésus et Joseph, les deux Trinités se croisant dans la personne de l’enfant
Comme tous les peintres de province, celui de Maurienne possède sûrement de nombreux recueils de gravures dans lesquels il choisit des modèles pour ses propres compositions. Mais s’il reprend la gravure de Bolswert, il n’hésite pas à la modifier et l’adapter à la commande du chanoine.
Dans le lointain, entre Marie et Jésus, on aperçoit la silhouette des bâtiments du quartier canonial et la flèche du clocher de l’église Notre-Dame, détruite en 1789 mais connue par la gravure du Theatrum Sabaudiae de 1682 [3]. Le très beau portrait du chanoine Pierre du Vernay le représente à genoux, les mains jointes, vêtu de son rochet blanc bordé de dentelles. Ses rides, sa barbe et moustache, très réalistes, placent la représentation dans le domaine du réel, du matériel. En revanche, les trois personnages, et d’autant plus Dieu et ses anges, appartiennent au domaine de l’irréel et du spirituel avec leurs visages lisses et comme illuminés par une flamme intérieure. Pour montrer la parfaite entente entre le chanoine et le groupe de la Trinité, le peintre change le mouvement du bras de Marie qui, désormais, vient s’appuyer avec tendresse sur l’épaule du chanoine comme si elle le présentait à l’enfant Jésus souriant et Joseph. Eux qui, dans la gravure, regardaient Marie ont désormais les yeux tournés vers Pierre du Vernay. Et Jésus porte le globe surmonté de la croix du Salvator Mundi à la place du bâton de marcheur dont l’avait doté G. Seghers.
La pratique d’utiliser un modèle créé par un autre est extrêmement courante que ce soit pour les tableaux d’églises ou pour l’imagerie populaire, partout où les artisans, moins formés, en ont besoin. La copie, contrairement à nos jours, n’est pas dépréciative ni prohibée. Bien sûr le peintre ne nomme pas Gérard Seghers mais il diffuse et donc accorde à son modèle la reconnaissance et une forme d’immortalité. Ainsi, dès le XVIIe siècle, dans la France entière comme dans les anciens états de Savoie, une culture visuelle commune se met en place grâce à cette diffusion des gravures savantes, pratique qui se poursuit jusqu’au XIXe siècle. Selon les époques et les modes, on retrouve dans les églises des iconographies « inventées » par des peintres célèbres: Pierre-Paul Rubens pour les Descente de croix (vers 1614) ou l’Éducation de la Vierge (vers 1625) , Pierre Mignard pour le Baptême du Christ (1667), Charles le Brun pour Sainte Marie-Madeleine (1650), Raphaël pour la Grande Sainte Famille (1518) ou Saint Michel terrassant le dragon (1518), Guido Reni pour ses Saint Michel archange (1635) ou Saint Jean-Baptiste dans le désert. Louis de Boullogne II, Le Dominiquin, ou Pierre de Cortone fournissent aussi des modèles fort appréciés.
La commande d’un tel tableau par Pierre du Vernay, exposé à tous les regards dans l’église paroissiale Notre-Dame, a sûrement suscité localement d’autres représentations moins parfaites.
Ainsi, dans un tableau exposé dans la chapelle Notre-Dame des Neiges de Saint-Julien-Montdenis, la Vierge retrouve sa posture de main originelle, Jésus retrouve son bâton mais Dieu a perdu sa ribambelle d’anges. De même que dans la chapelle Notre-Dame des Neiges de Valloire au hameau de Bonnenuit, où seul le Saint-Esprit vole dans le ciel. On voit donc que les peintres « brodent » sur un même motif selon leurs désirs ou ceux de leurs commanditaires.
Mais ce modèle de Seghers n’est pas le seul à avoir pénétré dans la vallée. À Termignon, dans la chapelle Notre-Dame de la Visitation, un tableau utilise le motif d’un Retour d’Égypte de Pierre-Paul Rubens peint en 1620 pour les Jésuites d’Anvers. Le tableau a aussi été très vite gravé par le même Schelte A-Bolswert (la gravure titre désormais Il leur était soumis, un épisode de l'enfance du Christ) et s’est diffusé en Europe. Le peintre mauriennais a sûrement travaillé à partir d’une gravure intermédiaire, peut-être parisienne, où le motif gravé à l’endroit par facilité, se retrouve à l’envers quand il est imprimé. Comme la peinture qui s’en inspire. Là encore, l’artiste a rajouté selon son plaisir, des arbres et un paysage, en remontant la ligne d’horizon du tableau, réflexe fréquent dans les œuvres plus populaires comme l’imagerie. Imagerie qui, d’ailleurs, utilise pour ses feuilles volantes, les mêmes modèles que les peintures d’églises (voir un article suivant).
La pratique d’utiliser un modèle créé par un autre est extrêmement courante que ce soit pour les tableaux d’églises ou pour l’imagerie populaire, partout où les artisans, moins formés, en ont besoin. La copie, contrairement à nos jours, n’est pas dépréciative ni prohibée. Bien sûr le peintre ne nomme pas Gérard Seghers mais il diffuse et donc accorde à son modèle la reconnaissance et une forme d’immortalité. Ainsi, dès le XVIIe siècle, dans la France entière comme dans les anciens états de Savoie, une culture visuelle commune se met en place grâce à cette diffusion des gravures savantes, pratique qui se poursuit jusqu’au XIXe siècle. Selon les époques et les modes, on retrouve dans les églises des iconographies « inventées » par des peintres célèbres: Pierre-Paul Rubens pour les Descente de croix (vers 1614) ou l’Éducation de la Vierge (vers 1625) , Pierre Mignard pour le Baptême du Christ (1667), Charles le Brun pour Sainte Marie-Madeleine (1650), Raphaël pour la Grande Sainte Famille (1518) ou Saint Michel terrassant le dragon (1518), Guido Reni pour ses Saint Michel archange (1635) ou Saint Jean-Baptiste dans le désert. Louis de Boullogne II, Le Dominiquin, ou Pierre de Cortone fournissent aussi des modèles fort appréciés.
Ainsi, la grande variété des modèles savants diffusés par les gravures qui « voyageaient » procurait des sources infinies de motifs pour les œuvres de facture habile ou plus populaire des peintres locaux qui les combinaient, sinon avec talent, du moins avec plaisir et inventivité.
Martine Sadion
[1] Où était à l’origine accroché le tableau.
[2] Seul le décrochage du tableau permettrait de confirmer cette hypothèse.
[3] Coll. Archives départementales de Savoie.
PARRON-CONTIS, Isabelle, Ch. 3 : Le groupe épiscopal de Saint-Jean-de-Maurienne, in La cathédrale Saint-Pierre et le groupe épiscopal de Maurienne, [en ligne]. Lyon, Alpara, 2002.
Pour cet article, je remercie Philippe Raffaelli conservateur des AOA, qui a fait la recherche en Savoie et m'a confié les iconographies. Cet article est paru dans La rubrique des patrimoines de Savoie 45 (3e trimestre 2020)
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