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Gustave Courbet et les images populaires. La rencontre, 2. 6/15

Dernière mise à jour : 11 nov. 2022

D’autres références pour La Rencontre sont-elles envisageables ?


À la suite de Meyer Schapiro qui l’a écrit en 1941, on a voulu voir aussi dans La Rencontre un rappel des images des Petits métiers de l’imagerie. Ainsi, Meyer Schapiro pense que Gustave Courbet, dans ses peintures de travailleurs, « a monumentalisé le rémouleur, le gagne petit, le casseur de pierre, le vanneur [...], les occupations traditionnelles qui ont été représentées à de petites échelles »[1]. Ce qui serait le cas du « monumental » peintre de La Rencontre qui porte sur son dos toile roulée, boîte à couleurs et son chevalet de campagne démonté, emblèmes de son métier de peintre itinérant.


Fig. 1: [Petits métiers] in Duchartre et Saulnier, 1925

Meyer Shapiro cite comme exemple une image des « environs de Lille » (Fig. 1) qu’il a pu voir dans L’imagerie populaire […] de Duchartre et Saulnier parue en 1925[2]. Cette image, coupée au ras des figures, ne précise cependant pas le centre d’édition.

Les Lillois Blocquel et Castiaux ont effectivement édité entre 1809 et 1837 de nombreuses images de métiers à 6, 8 ou 12 vignettes, souvent sans titre, des planches de marchandes, de marchands, de métiers divers. Certaines, dont très probablement l’image citée au vu de son style, utilisent d’ailleurs des bois du XVIIIe siècle qu’ils ont rachetés à Garnier-Allabre[3] de Chartres vers 1828.

L’image représente des petits métiers, montreuse de marmotte, chapelier ou vitrier mais aussi un peintre assis devant son chevalet, un sculpteur ou un musicien. Ce ne sont pas de grands artistes mais de modestes artisans, nombreux à cette époque pour contenter les besoins en ex-voto, statuettes de saints, chansons populaires, etc. Ils sont donc comptés parmi les petits métiers urbains.

Ces images sont issues d’un type à la fois littéraire, imagier et musical, connu depuis le XIIIe siècle et devenu très commun au XVIIIe siècle, les Cris de Paris[4]. Les rues de Paris et des grandes villes étaient parcourues par un nombre important de vendeurs ambulants qui criaient leur arrivée et leurs marchandises. Ces « images sonores » sont au début des images en taille-douce, réservées aux classes aisées de la société, composées par Abraham Bosse vers 1630 ou les Frères Bonnart, rue Saint-Jacques à la fin du XVIIe siècle. L’apogée de ce type d’images a lieu au XVIIIe siècle avec François Boucher (Paris, 1703-1770) et surtout Edme Bouchardon (Chaumont-en-Bassigny, 1698- Paris, 1762), qui dessinent des séries de colporteurs individualisés ou en groupe nommés Cris de Paris ou Petits métiers de Paris sans que cela ne fasse de différence dans leur iconographie.


Fig. 2 : E. Bouchardon, [Marchand de coco], Coll. BnF.

À l’attention d’un public cultivé, Edme Bouchardon livre dans ses Études prises dans le bas-peuple ou les Cris de Paris publiées en quatre Suittes d'eaux-fortes [5] des représentations idéalisées, « restituées dans un genre galant, rendues conformes au goût d’une société courtoise, [éloignées] du réalisme brutal du monde de la rue »[6].(Fig. 2 : À la fraîche, à la chaude, qui veut boire, deuxième suitte, 1737, coll. BnF) Ces images sont des images ambivalentes : on s’amuse de l’originalité de ces métiers et de leurs artisans même si on les croise tous les jours dans la rue. Mais on en a aussi peur, le « bas-peuple »[7] auquel ils appartiennent étant pour les classes aisées, ingouvernable et dangereux.

(Fig. 4: Marchand d'images, troisième suite, 1738, coll. BnF)


Fig. 4 : E. Bouchardon, Marchand d'images, 1738.

Puis, de savantes, ces images passent dans un champ plus populaire : les imagiers de la rue Saint-Jacques s’en inspirent et comme à leur habitude, ceux de province suivent.

Les métiers, toujours idéalisés mais en format réduit, ayant perdu le texte de leur « cri » qui faisait l’originalité des images des XVIIe et XVIIIe siècles, sont souvent rassemblés sur une seule planche, en vignette. Certaines sont réservées aux métiers féminins, d’autres aux masculins, d’autres aux deux ensemble, représentés dans une sorte de panorama ou d’inventaire des métiers ambulants d’abord puis de tous les métiers urbains. Au vu de la taille minuscule des vignettes, des attitudes figées, il s’agit, plus qu’une réelle information sur le métier, d’un inventaire «à la Prévert » des petits métiers.

Et les images ne se comprennent et ne valent que par l’accumulation des figures qui rend l’atmosphère de la rue parisienne.


Fig. 5 : Blocquel et Castiaux, Lille, coll. MIE

Citons l’une d’elle (Fig. 5), toujours publiée à Lille chez Blocquel et Castiaux entre 1829 et 1837, qui mélange à la fois deux rangées de petits métiers français, rémouleur, tonnelier ou usurier, à des allégories, « Le commerce », « La nymphe des Eaux » ou à des métiers exotiques, « Le gondolier » et « Le nègre commerçant ». Les vignettes se contaminant les unes les autres, le sens de l’ensemble de la planche devient ainsi exotique et fantaisiste.

Les planches des métiers, qu’elles soient éditées avant ou après la Révolution, sont donc bien des visions édulcorées d’une classe sociale dont on oublie la dureté des métiers et la pauvreté.


L’autre exemple cité par Meyer Schapiro pour expliquer sa comparaison est le livre d’Émile de la Bédollière (Amiens 1812-Paris, 1883) paru en 1842 qui décrit Les industriels, métiers et professions en France[8].

Les illustrations d’Henry Monnier de ces «industriels" [9] (Fig. 6), sortis de leur environnement, sont indubitablement dans la veine des gravures d’Edme Bouchardon. La préface du livre affirme vouloir « étudier des types », tracer des portraits d’après nature et avoir dû « choisir les figures les plus tranchées, les plus excentriques »[10]. Même si le but premier du livre était de « peindre les mœurs populaires, de mettre la classe aisée en rapport avec la classe pauvre, d’initier le public à l’existence d’artisans trop méprisés et trop inconnus », le regard porté est bien un regard bourgeois sur une classe inférieure, supposée aimable et exotique, « ayant conservé toute la verdeur de son originalité primitive ».


Fig. 6 : H. Monnier, Le Fort de la Halle, 1842.

Le Suisse de paroisse, le Fort de la Halle, le Chiffonnier ou le Marchand de peaux de lapin, le vendeur ambulant de statuettes, la Cuisinière ou le Rémouleur sont tous présentés en pied et dans leurs habits les plus propres. Sortis de leur environnement, rien ne transparaît de la réalité de leur métier, des conditions de leur vie.

En revanche, pour les métiers peints par Gustave Courbet, lorsqu’il en parle dans ses lettres, c’est cette dureté qui l’intéresse. Le rétameur en 1841[11] , Les rémouleurs en 1848-50[12], Les casseurs de pierre en 1849[13] , Les cribleuses de blé en 1854[14] etc. sont tous représentés dans la réalité de leur métier, sans aucun embellissement de leur condition.

Dans sa lettre du 26 novembre 1849 à Francis et Marie Wey, Gustave Courbet dit avoir vu deux hommes cassant des pierres sur la route pour la réparer et qu’« il est rare de rencontrer l’expression la plus complète de la misère »[15]. C’est cette brutalité, cette destruction de l’homme par de dures conditions de travail qui l’intéresse. Et non pas le regard folklorique et édulcoré que les gravures de Bouchardon en 1738, d’Henry Monnier en 1842, des textes qui les accompagnent ou les images populaires de métiers transmettent.


Rapprocher l’autoportrait du peintre en Juif-errant à une figure des métiers de Henry Monnier ou de l’imagerie nous paraît donc inadéquat. Le sujet du tableau et le vouloir du peintre ne semblent être ni de « peindre les mœurs populaires », ni de « mettre la classe aisée en rapport avec la classe pauvre », ni d’« initier le public à l’existence d’artisans trop méprisés et trop inconnus », ni de rapprocher les classes sociales comme le dit La Bédollière.

Courbet ne doit pas se voir comme un des industriels de la rue, un parmi d’autres, comme dans les images populaires. Rappelons-nous l’hubris de Courbet, sa volonté d’être un apôtre, d’être LE créateur d’une nouvelle manière de considérer et de peindre le monde. Se comparer avec ces gagne-petit, ces gens préoccupés seulement de gagner leur vie chichement, sans ambition, ne doit même pas lui venir à l’esprit.


Une dernière supposition a été faite concernant Gustave Courbet se représentant dans ce tableau, subrepticement, en Napoléon 1er [16]. Il est exact que pendant la Restauration la figure du Juif-errant a souvent été utilisée comme substitut à celle de l’Empereur alors interdite, tous deux grands marcheurs[17].


Fig. 7 : Épinal, Pellerin, vers 1820, coll. MUCEM.

En 1820, des images du Juif-errant de Pellerin (Fig. 7 : Pellerin, Épinal, vers 1820, coll. MUCEM ), fervent admirateur de Napoléon, ou de Deckherr à Montbéliard, semblent même avoir été modifiées pour, subrepticement, le souligner : le Juif-errant (Napoléon) est désormais dans un paysage de terre et mer (une île ?) et le doigt de sa main qui montrait auparavant le Christ et sa croix, montre un bateau en mer, probable allusion au Nothumberland qui amena l’Empereur jusqu’à l’île de Sainte-Hélène ou à celui, hypothétique, qui l’en délivrerait. Mais La Rencontre date de 1854, le régime politique de Napoléon III qui se veut le successeur de son oncle montre et se sert de la renommée du premier Empereur autant qu’il le peut. La substitution n’est plus nécessaire.


Selon M. Haddad, La Rencontre pourrait aussi être mise en rapport avec un tableau (ou une gravure d’après) d’Antoine-Jean Gros peint en 1812 pour les Tuileries, L’entrevue de Napoléon 1er et de François II après Austerlitz [18](Fig. 8).


Fig. 8 : J. Gros, l'Entrevue [...], 1812, coll. Château Versailles

Entrevue d’ailleurs qui n’a pas été reprise par les imagiers de l’Est de la France dans la série napoléonienne entre 1829 et 1845. Scène à trois personnages, Napoléon, François II d’Autriche et le traducteur, le feld-maréchal Von Lichtenstein, le tableau de Gros montre bien une rencontre, historique cette fois, entre deux empereurs. Mais, même si Napoléon est vainqueur, il traite d’égal à égal avec un autre empereur, sa main tendue se veut pacifiste. Les deux soldats validant un traité de paix, accompagnés d’un traducteur go-between, n’ont rien de commun avec le Juif-errant - qui sait - rencontrant deux bourgeois - qui apprennent. De plus, Napoléon, dans ce tableau, n’est pas vu comme un apôtre et aucune délivrance de message n’est faite.

Sans compter que les sentiments de Gustave Courbet à l’égard de Napoléon 1er sont des plus circonspects. Le comte Henri d’Ideville (Puy-de-Dôme, 1830-Paris, 1887) dans son livre paru en 1878[19] sur le peintre qu’il a connu dans sa jeunesse, raconte :

« Bien des gens sérieux qui avaient intimement connu Gustave Courbet ont dit qu’entre lui et Napoléon 1er, c’était une affaire personnelle. Le peintre estimait que la gloire de l’Empereur nuisait à la sienne car ses tableaux lui paraissaient supérieurs à des batailles gagnées, au Concordat et au code civil. »

Dès lors, se représenter en Napoléon 1er pour en récupérer une gloire qui lui semblait inférieure à celle qui lui est due, ne paraissait sûrement pas nécessaire au peintre. Se voir en Juif-errant «apôtre » lui suffisait sûrement.


Martine Sadion

[1] SHAPIRO,Meyer, op. cit., p. 168. [2] DUCHARTRE ET SAULNIER, L’Imagerie populaire […], Paris, 1925, p. 68. L’image est d’origine indéterminée. [3] Allabre puis Garnier-Allabre, actif entre 1781 et 1828. [4] MILLIOT, Vincent, Les cris de Paris ou le peuple travesti. Les représentations des petits métiers parisiens (XVIe- XVIIIe s.), Paris, Éditions de la Sorbonne, 1995. Du même auteur, Les Cris de Paris ou le peuple apprivoisé, XVIe-XIXe, in ROBERT, J.L. (dir.) ; TARTAKOWSKI, Danielle, (dir.) Paris le peuple, nouvelle édition en ligne. Paris, Éditions de la Sorbonne, 1999. Consultable en ligne sur books .openedition.org. Du même auteur, Les cris de Paris en ombre, in SADION, M. (dir.), Les ombres, ombres chinoises et autres variations, cat. exp., Épinal, Musée de l’image, 2017, pp. 136-147. [5] BOUCHARDON, Edme, Études prises dans le bas –peuple ou les Cris de Paris, quatre Suittes de 1737 à 1746. Coll. BnF, Paris. [6] BREUIL, Isabelle, Les cris de Paris, 2020. /blog/10032020/ les -cris –de-paris ?mode=desktop [7] Comme il est écrit sur la gravure Le marchand d’images d’Edme Bouchardon, Troisième Suitte, 1734. [8] DE LA BÉDOLLIERE, Emile, Les industriels, métiers et professions en France, Paris, Vve Janet, 1842. Avec 100 dessins d’Henry Monnier. Consulté sur books.google.fr [9] Ceux qui travaillent, les artisans. [10] Toutes les citations, DE LA BÉDOLLIERE, Emile, op. cit. p. I à IV. [11] 76.8 x 62.9 cm, Musée Courbet, Ornans [12] 88.2 x 103.8cm. Columbus Museum of art, Ohio. [13] 165 x 257 cm, Dresde, détruit. On en connaît deux tableaux préparatoires et une esquisse au crayon [14] 131 x 167 cm, Musée d’arts de Nantes. [15] Lettre 49-9. [16] HADDAD, Michèle, Réalisme et imagerie napoléonienne chez Gustave Courbet, Cahiers d’Histoire, 41-2, 1996. [17] SADION, M., « Napoléon et le Juif-errant», in Sur les routes, cat. exp., Épinal, Musée de l’image, 2010, pp. 132 et suivantes [18] Coll. Château de Versailles. [19] D’IDEVILLE, Henri, Gustave Courbet, notes et documents sur sa vie, son œuvre, 1878, p. 70.



(Gentil) avertissement: ce texte (à l'origine partie d'un M2/ UNISTRA) et les idées qu'il développe sont déposés et donc protégés. Toute utilisation devra donc préciser son origine: SADION, Martine, Les images populaires et Gustave Courbet, 6/15, mis en ligne sur uneimagenemeurtjamais.com, juin 2021.

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