La Rencontre ou Bonjour Monsieur Gustave Courbet, 1854[1].
Gustave Courbet peint le tableau en 1854 (Fig. 1). On y voit le peintre rencontrer, à l’occasion de son voyage à Montpellier la même année, son mécène Alfred Bruyas dans un paysage méditerranéen. Au loin s’éloigne la diligence qui a déposé le peintre. Bâton de marche en main droite, il salue son hôte, chapeau bas. Sur la gauche, Bruyas, accompagné de son serviteur Calas, la tête baissée dans une attitude respectueuse, lui rend le salut.
Précisons que le salut de Bruyas, chapeau bas, ne démontre aucun sentiment d'infériorité envers le peintre qui lui rend le geste. Se saluer ainsi est un simple geste de courtoisie bourgeoise et d'amitié, comme on le voit dans le calotype The handshake de Henry Fox Talbot en 1850. Jusqu'alors les deux hommes sont dans une position égale. Comme nous le verrons, la subtilité est ailleurs.
Gustave Courbet fait la connaissance du collectionneur montpelliérain Alfred Bruyas à l’occasion du Salon de 1853 : il y présente Les Baigneuses qui, comme il l’espérait, provoquent un scandale. Malgré cela, défiant la critique, Alfred Bruyas achète le tableau et les deux hommes deviennent amis. Ils conçoivent ensemble
« La Solution »[2], pacte (un peu confus) où Gustave Courbet pourra créer sans contrainte et en toute indépendance, où Alfred Bruyas jouera le rôle du mécène et augmentera sa collection et où, ensemble, ils mèneront le monde de l’art à la découverte de la peinture moderne. Invité par son mécène, l’artiste se rend à Montpellier pendant trois mois, de fin mai 1854 jusqu’à début septembre. Alfred Bruyas lui passe commande pour son musée de plusieurs tableaux, dont des portraits et un tableau illustrant leur rencontre.
Courbet, pour peindre cette rencontre, physique et intellectuelle à la fois, choisit de la situer dans un paysage, sur un chemin. Pour lui, le tableau rejoint « la série du grand chemin suite aux Casseurs de pierre »[3] qu’une Bohémienne et ses enfants complétera en 1853.
Raisonnablement, La Rencontre, si elle illustre la « Solution » trouvée entre les deux hommes, ne devrait concerner que le mécène et l’artiste. Or Courbet choisit d’ajouter à la scène Calas, le serviteur de Bruyas, personnage incongru dans cette représentation du pacte intime des deux hommes. Dès lors, son tableau à trois personnages se rapproche de la très ancienne image du Véritable portrait du Juif-errant […] et, plus précisément d’un détail, la rencontre du Juif-errant et des deux bourgeois. Que tout contemporain reconnaissait immédiatement.
Car si Linda Nochlin a « trouvé » cette source en 1973- la mémoire de l’image populaire était depuis longtemps perdue et d’autant plus chez les historiens de l’art - les premiers à avoir lu la peinture et reconnu le motif sont les critiques et surtout les caricaturistes dès l’Exposition Universelle de 1855, présentation officielle de l’œuvre[4].
Ainsi Cham, dans un des vignettes d’une planche du Charivari illustrant les visiteurs de l’Exposition, accompagne son dessin du texte : « Leçon de politesse donnée par M. Gustave Courbet à deux bourgeois »[5] qui ne peut que faire allusion au texte de l’image des deux «bourgeois de la ville parlant au Juif-errant» (Fig. 2, Coll. BnF).
Plus tard, Gilbert Randon (1814-1884)[6], dans Le Journal amusant du 15 juin 1867[7], suite à l’exposition personnelle du peintre « au rond-point du Pont de l’Alma » ouverte en mai 1867[8], rassemble dans trois pages du journal ses caricatures sur les œuvres du peintre, pages qu’il intitule Exposition Courbet, par G. Randon (Fig. 3, Coll. BnF).
Celle qu’il fait de La Rencontre est accompagnée d’un poème-charge :
« Deux bourgeois de la ville, Deux notables d’Ornans
D’une façon civile, L’abordent cheminant
- N’êtes-vous point cet homme, De qui l’on parle tant ?
- Oui c’est moi, mes enfants, Qui suis Gustave Courbet le grand. »
Poème très superposable à la complainte brabançonne de l’image du Juif-errant :
« Un jour, près de la ville, De Bruxelles en Brabant,
Des bourgeois fort dociles, L’accostèrent en passant [...]
On lui dit : Bonjour, maître, De grâce accordez-nous
La satisfaction d’être, Un moment avec vous. »
Pour les contemporains, le modèle était donc évident et l’inspiration transparente.
Or, seules les images du tout début du siècle montrent ce détail du Juif-errant debout, calme, face à ces deux bourgeois dont l’un, déférent, tient son chapeau à la main. En effet, le modèle suivant, copié sur une taille-douce de Jean, rue St Jean de Beauvais éditée vers 1800 et utilisée à Épinal, Caen ou Nantes[9], montre quant à lui un Juif-errant vitupérant devant un couple étonné ( voir article précédent, image de Caen, Picard-Guérin).
Comment Courbet connaît-il cette image ancienne qui n’avait probablement plus cours en 1850? On sait que les imagiers de l’Est ne produisaient pas encore au XVIIIe siècle et qu’elle n’a pas été diffusée, selon toute probabilité, en Franche-Comté pendant la jeunesse de Courbet. L’hypothèse la plus vraisemblable est qu’il l’a vu dans la collection de son ami Champfleury, une des seules personnes de son entourage parisien à s’intéresser aux images populaires dès 1850 et qui avait commencé à rassembler, avec difficulté mais avec enthousiasme, toutes les images du Juif-errant qu’il avait pu encore trouver[10].
Il semble que Champfleury qui possédait trois images de centres non précisés selon ce modèle utilisé par Courbet du Juif-errant, tel qu’on l’a vu passer à Bruxelles en Brabant, 22 avril 1774, voyait dans ce personnage l’ « essence de l’âme populaire » puisqu’il utilise l’image comme frontispice de son Histoire de l’imagerie populaire (Fig.4). Reproduite sans le contour de complainte, ni le titre[11], elle est légendée «D’après une ancienne gravure de Paris ».
Champfleury dit publier celle du libraire «Bonnet, rue Saint-Jacques », imprimée par « Chassaignon, rue Gît-le-Cœur »[12] donc éditée entre 1839 et 1843[13] mais évidente reprise d’un bois du XVIIIe siècle (Fig. 5, coll. MIE). Cependant, l’image du livre a été redessinée, les nuages dans le ciel sont incomplets par rapport à toutes les versions parisiennes que l’on connaît de cette représentation.
Ce modèle, utilisé depuis la fin du XVIIIe siècle, a été repris sans modification notable par les imagiers d’Orléans, Chartres, Le Mans, Nantes, Amiens, Lille[14] et Paris, dans un sens ou en contrepartie. En effet, les graveurs copiaient et, selon leurs compétences, inversaient ou pas le dessin en gravant le bois.
Si Champfleury possède dans sa collection des images du Juif-errant de Paris, de Metz, Épinal, Montbéliard ou Wissembourg, il ne possède pas en revanche d’image des anciens centres comme Leloup au Mans (Fig. 6) ou Huet-Perdoux à Orléans[15] qui vers 1850 étaient déjà rarissimes. Elles ne semblent pas avoir été connues de lui puisqu’il ne les cite pas dans les images-sources de son chapitre de l’Histoire de l’imagerie populaire[16].
Il semble donc improbable que Gustave Courbet, en son temps, ait eu connaissance de l’image de l’imprimeur Pierre Leloup du Mans (actif de 1800 à 1844) toujours citée comme source pour La Rencontre de Courbet dans les textes depuis le catalogue de 1977.
Il est vrai que c’est la seule que l’on connaisse aujourd’hui qui a été imprimée en contrepartie et donc, dans le sens que Courbet a choisi pour sa Rencontre, le Juif-errant se tenant à droite. Mais rien n’empêchait le peintre, comme le faisaient déjà les imagiers en copiant, de renverser le sens de l’image pour sa peinture s’il le jugeait nécessaire…
La source parisienne semble donc plus probable.
En résumé, utiliser désormais le libellé plus général « d’après le modèle du Vrai portrait du Juif-errant tel qu’on l’a vu passer à Bruxelles en Brabant le 22 avril 1774 de Bonnet et Chassaignon à Paris, vers 1839-1843 » que l’on peut préciser éventuellement par « modèle utilisé au début du XIXe siècle, en changeant les dates de passage et les villes, par Huet-Perdoux à Orléans, Leloup au Mans, Roiné et Dumoutier à Nantes, etc., » pour caractériser la source, nous semble plus juste.
Quoiqu’il en soit, il est indéniable que Courbet a eu connaissance d’une version de cette ancienne représentation et probablement grâce à Champfleury.
Pourquoi Gustave Courbet utilise-t-il cette image et ce détail ?
Dans les images, la figure du Juif-errant est avant tout celle d’un voyageur éternel, apôtre[17] envoyé pour raconter la vie du Christ et préparer le monde à son retour lors du Jugement dernier. Rappelons encore que, dans le premier catalogue de vente de Pellerin en 1814, l’image Portait du Juif-errant est classée dans les images religieuses. Bien sûr, comme toutes les images de sagesse populaire, la perte de sens de l’image se fera sentir au fil des années : en 1842 déjà, Le Juif-errant de Gangel à Metz ne rencontre plus qu’un seul bourgeois qui lui montre une direction, semblant lui indiquer la route. Mais la complainte est toujours là et le Juif-errant « trop tourmenté quand [il] est arrêté », reste un voyageur, mais aussi, et c’est essentiel, un apôtre.
C’est lui qui sait et lui seul, et les bourgeois déférents qu’il rencontre – ils l’appellent «vénérable vieillard » dans la complainte – attendent de lui la transmission du savoir et du message de vérité.
Ainsi, en se représentant en Juif-errant face à Alfred Bruyas et Calas, réduits à la posture des bourgeois qui apprennent, Courbet dénie implicitement à son mécène toute participation à la « Solution ».
On comprend alors la déception et l’amertume d’Alfred Bruyas qui s’en croyait le promoteur à l’égal du peintre ingrat. Les journalistes le comprendront aussi quand ils trouvent le tableau « prétentieux » ou qu’ils titrent leur caricature « Adoration de M. Gustave Courbet »[18].
L’apôtre, l’inventeur, c’est lui, Gustave Courbet. Et lui seulement. Et c’est bien ce que l’artiste a voulu dire. S’il essaie de sauver leur alliance lorsqu’il écrit dans une lettre à Alfred Bruyas en mai 1855, « Votre tableau La Rencontre fait un effet extraordinaire. Dans Paris, on le nomme : Bonjour Monsieur Gustave Courbet »[19], il ne réussit qu’à entériner qu’il en est le personnage principal.
En utilisant ce modèle, Gustave Courbet a-t-il cru que l’allusion au Juif-errant, à sa mission, ne serait pas perçue ? S’est-il laissé aveugler par son hubris, au point de risquer de perdre un mécène et un ami ? C’est probable.
Outre les moqueries auxquelles a dû faire face Alfred Bruyas après l’exposition du tableau où il est vu comme un « provincial ébloui »[20], sa désillusion est forte. Il enfermera le tableau dans sa Galerie à Montpellier jusqu’à la donation qu’il fait à la ville en 1868[21]. Il est désormais un des fleurons du Musée Fabre.
Faisons un détour sur la « mise en scène » de La Rencontre dans un paysage presque désert que l’on a tenté de rapprocher d’un procédé de simplification familier de l’image populaire. Effectivement, la rencontre du Juif-errant et des bourgeois dans l’image populaire se passe sur un fond blanc. Tout au plus voit-on le relief du sol qui sert de socle aux pieds des personnages. L’arrière-plan, non coloré, est effet de la technique du bois gravé et de l’absence voulue de détails et de trop de couleurs pour accentuer la lisibilité de l’image qui doit déjà rassembler plusieurs scènes. Gustave Courbet pourrait s’en être inspiré. Mais n’oublions pas que la campagne languedocienne est aussi très plate et dénuée d’arbres.
Martine Sadion
[1] La source étant plus évidente que pour l’Apôtre Jean Journet, nous traiterons La Rencontre en premier. [2] Nombreux articles de Michel Hilaire, conservateur en chef au Musée Fabre, dont le plus récent, HILAIRE, Michel, Bonjour Mr Courbet, in cat. exp., Montpellier, Musée Fabre, 2019. [3] Lettre à Alfred Bruyas, janvier 1854, 54-1. [4] LÉGER, Charles, Gustave Courbet selon les caricatures et les images, Paris, Rosenberg, 1920. TILLIER, Bertrand, Travers satiriques de La Rencontre, in Bonjour Monsieur Courbet, cat. exp. Montpellier, Musée Fabre, 2019, pp. 11-123. [5] LÉGER, op. cit., p. 32. CHAM, Promenades à l’exposition. [6] Dessinateur et caricaturiste de presse pour le Journal pour rire et Le Journal amusant. [7] Le Journal amusant, n°597, du 15 juin 1867, p. 6. [8] Lettre à Alfred Bruyas, le 27 avril 1867, 67-11. [9] SADION, M, « Les images du Juif-errant au 19e siècle », in Sur les routes, cat. exp., Épinal, Musée de l’image, 2010, pp. 122 et suivantes. [10] EUDEL, Paul, Catalogue des eaux- fortes, lithographies, caricatures […] de Champfleury, Paris, L. Sapin, 1891. Et introduction de l’Histoire de l’image populaire. [11] Ce qui montre que Champfleury ne considère pas l’image dans sa globalité et oublie l’importance des cantiques et de l’oraison. Seul le dessin central est considéré. [12] Histoire de l’imagerie populaire, p. 95. [13] SEGUIN, Jean-Pierre, Antoine Chassaignon, imprimeur, libraire et canardier parisien, in Arts et traditions populaires, 3ème année, n°1, 1955, pp. 1-22, consulté sur JSTOR.org [14] SADION, M, Les images du Juif-errant au 19e siècle, in Sur les routes, cat. exp., Épinal, Musée de l’image, 2010, pp. 122 et suivantes. [15] Selon la liste rédigée par P. Eudel pour la vente de 1891, coll. BnF. [16] Sources données dans ses Notes relatives au Juif-errant, pp. 95-104. [17] Avec le sens biblique d’apostolos, celui qui est envoyé de Dieu ou chargé de transmettre un message. [18] Dans l’Illustration du 21 juillet 1855. LÉGER, Charles, Gustave Courbet selon les caricatures et les images, Paris, Rosenberg, 1920. [19] Lettre à Alfred Bruyas, mai 1855, 55-5. [20] HILAIRE, Michel. op. cit. 2007. [21] HILAIRE, Michel. op. cit. 2007
(Gentil) avertissement: ce texte (à l'origine partie d'un M2/ UNISTRA) et les idées qu'il développe sont déposés et donc protégés. Toute utilisation devra donc préciser son origine: SADION, Martine, Les images populaires et Gustave Courbet, 5/15, mis en ligne sur uneimagenemeurtjamais.com, juin 2021.
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