Variation sur Nature morte aux livres,
de Jan Davidsz de Heem, 1628, coll. Fondation Custodia, Paris[1].
Ce texte a été originellement écrit pour la revue numérique Qui + est https://quiplusest.art/ dans un numéro spécial consacré au livres. Revue à consulter sans modération.
Sur la table, avec un pupitre à claire-voie, un encrier et une plume, gît un tas de livres et de feuillets jetés négligemment. Les couvertures usées, déchirées- certaines sont manquantes et les cahiers sont juste tenus par des ficelles de chanvre-, les pages cornées, montrent qu’ils ont été lus et annotés très souvent avant d’avoir été abandonnés en désordre.
Cette Nature morte aux livres (fig. 1) de la collection de Frits et Jacoba Lugt (Amsterdam, 1884- Paris, 1970)[2] a été peinte en 1628 par Jan Davidsz de Heem comme le montre sa signature Johannes de Heem et la date, peintes sur un cahier au bord de la table.
Dans les mêmes années, il fera aussi au moins quatre versions[3] de cette nature morte où les livres seront accompagnés d’un crâne[4](fig. 2)...
d’un violon posé à plat [5](fig. 3) ...
ou d’un luth pansu retourné contre le mur[6] (fig. 4).
Comme il peint, toujours en 1628, un autoportrait dans un intérieur où il est nonchalamment assis et appuyé à une table couverte de livres tout aussi en désordre[7], cette « montagne » de livres pourrait donc lui appartenir.
Jan Davidsz de Heem (Jan fils de David) est né à Utrecht vers 1606 et son père David l’ancien, peintre de natures mortes, a enseigné son art à ses deux fils David le jeune et Jan qui suivront le même chemin que lui. Jan a aussi bénéficié des leçons de Balthasar Van der Ast (Middelbourg 1593- Delft 1657), peintre de natures mortes qui mêlent objets précieux, fleurs et fruits, souvent attaqués par des insectes et abîmés, soulignant ainsi la fugacité et la finitude de la vie.
Quand il peint cette toile, le jeune peintre de 22 ans travaille depuis 1626 à Leyde où il s’est marié, à environ une soixantaine de kilomètres à l’ouest d’Utrecht. Il s’établira en 1631 à Anvers (Pays-Bas méridionaux) où il sera reçu franc-maître de la guilde de Saint-Luc, la guilde des artistes peintres, et se spécialisera dans de somptueuses natures mortes aux fleurs et fruits. Après une glorieuse carrière et après avoir formé à son tour deux fils Cornelis et Jan Jansz de Heem et fréquenté les grands peintres de l’époque, Gerard Seghers, Jacob Jordaens ou Jan Lievens qui fera son portrait, il mourra à Anvers en 1686.
Raisons et circonstances
Pour expliquer cette peinture, il nous faut parler un peu d’histoire…
Après Charles Quint et depuis 1555, les Pays-Bas espagnols sont gouvernés par Philippe II d’Espagne qui, contrairement à ses prédécesseurs, a été élevé et réside en Espagne. Il a nommé sa demi-sœur Marguerite de Parme comme Gouvernante mais, depuis les années 1559, la révolte gronde menée entre autres par Guillaume d’Orange-Nassau (1533-1584), Stathouder de plusieurs provinces du nord. Il serait trop long d’expliquer ces vingt ans d’opposition farouche contre la couronne d’Espagne. Retenons que le conflit porte non seulement sur la légitimité de Philippe II d’Espagne à gouverner ces provinces si éloignées mais aussi sur l’opposition religieuse entre la très catholique Espagne et les provinces du nord gagnées par la nouvelle religion, le calvinisme. En janvier 1579, sept provinces du nord signent le traité dit l’Union d’Utrecht qui les fédère et en 1581, l’Acte d’indépendance de ces désormais Provinces-Unies. Elles se séparent ainsi des provinces du sud qui restent catholiques. Malgré les conflits qui se poursuivent, plus ou moins larvés, jusqu’au Traité de Munster en janvier 1648 qui officialise la séparation de l’Espagne, les Sept Provinces-Unies des Pays-Bas vivent leur siècle d’or.
En effet, avec un flux d’émigrants souvent de la moyenne et haute bourgeoisie protestante mais aussi juive qui fuient les intégristes provinces catholiques, la population des villes augmente, le commerce maritime prend son essor. Les villes, Amsterdam, Rotterdam et La Haye surtout, deviennent des centres riches et prospères. Cette prospérité nouvelle, la tolérance religieuse et un degré d’alphabétisation important permettent un épanouissement des arts et des lettres grâce à des sociétés littéraires, artistiques et musicales comme les Chambres de rhétorique, véritables foyers de connaissances et d’échanges d’idées. Trois universités sont créées dont la première à Leyde en 1575. Après le siège en 1574 de la ville révoltée où seules l’ouverture des digues et l’inondation contraindront les Espagnols à lever le siège, Guillaume d’Orange-Nassau fonde l’université en remerciement du soutien des habitants et lui donne le titre de Praesidium Libertatis, le bastion de la liberté. Cette fondation sera suivie en 1584, par celle de Franeker en Frise puis celle d’Utrecht, ancienne École illustre[8] transformée en université en 1636.
À Leyde, on enseignera la théologie, la jurisprudence, la philosophie, la médecine et la botanique grâce au plus ancien jardin botanique créé aux Pays-Bas. Mais aussi les langues, les mathématiques… La présence de l’université permet aussi le développement de l’édition, des imprimeries. Ainsi de 1583 à 1585, Christophe Plantin, imprimeur renommé, s’implante à Leyde fuyant Anvers en proie aux luttes religieuses et à l’attaque des armées françaises dirigées par François d’Alençon (1555- 1584), dernier fils du roi de France Henri II et frère du roi Henri III. Étonnamment, les États généraux des Provinces Unies l’avaient appelé en 1580 pour devenir le futur roi des sept provinces et ainsi s’assurer le soutien des Français. Mais le « poste » proposé n’était que représentatif et François d’Alençon, cherchant à affirmer sa puissance sur les villes du sud et les Espagnols, attaque Anvers en janvier 1583 avec ses troupes. Repoussé par la population et l’armée mise en déroute, il devra fuir la Hollande et oublier ses rêves de puissance[9].
C’est dans ce contexte stimulant et florissant tant financier qu’intellectuel que la carrière de Jan Davidsz de Heem se développe à Leyde. Grâce à une nouvelle clientèle aisée qui peut acheter et constituer des collections, les peintres ont tous du travail et se spécialisent alors dans les natures mortes mais aussi les portraits, les paysages…
Et à Leyde, siège d’une université, les natures mortes avec livres du jeune peintre devaient beaucoup plaire.
Des livres dans la peinture
La Nature morte avec livres, dans des tons monochromes gris et marron, montre donc des feuillets et des livres jetés sans soin sur la table. Ce sont les mêmes que l’on voit dans la version avec violon de la Mauritshuis.
Certains titres sont lisibles : le Treur-spel (Tragédie) RODD’RIK ENDE ALPHONSUS de G.A BRDEROOS (en réalité G. A. Bredero) édité à Amsterdam en 1620[10]. Puis VAN AMADIS DE […], à peine lisible, une des traductions du roman Amadis de Gaula. Et enfin, tout au fond, KUSIENS. CLACHTEN de J. WESTERBAENS.
Au contraire des livres de l’université où les maîtres professent en latin, chacun est écrit en néerlandais donc accessible à tous ceux qui veulent s’instruire.
Le premier titre à gauche VAN AMADIS DE […] est une des traductions néerlandaises de l’Amadis de Gaula, paru en 1508 à Saragosse en Aragon. Récit en prose, il raconte l’histoire du fils d’un roi mythique de France et d’une princesse de Bretagne, abandonné comme Moïse sur une barque et recueilli par un chevalier écossais. Parti à la recherche de ses origines, le chevalier errant dit « Le beau ténébreux » et protégé par un magicien, traverse maintes épreuves, affronte un géant, tombe amoureux, est enfermé dans un château enchanté… pour enfin épouser sa princesse Oriane et retrouver ses parents et son frère. Devant le succès européen du récit – il est traduit en français dès 1540 - l’Amadis fera l’objet de plusieurs suites qui le mettent en scène, lui ou son fils, ou de variations comme Amadis de Grèce, Amadis de Trébizonde etc.
Une « série » d’autrefois !
On dit que l’Amadis de Gaule fût la lecture favorite de Charles Quint ou même de François 1er. En 1684, Philippe Quinault écrivit le livret et Jean-Baptiste Lully mit en musique ses aventures dans Amadis, une tragédie lyrique présentée à Louis XIV qui avait lui-même choisi le sujet de l’opéra. En 1715, Haendel aussi composa à Londres l’opéra en italien Amadigi di Gaula et Jules Massenet un Amadis entre 1895 et 1912. Le succès des différentes versions et adaptations est européen et leurs mémoires se prolongent jusqu’au 19ème siècle.
Au centre de la peinture, est représenté le livre édité à Amsterdam en 1620, de Roderick et Alphonse, une tragédie de Gerbrand Adriaenzoon Bredero (1585- 1618) (fig. 4). Fils d’un cordonnier, Gerbrandt [fils d’Adriaen] Bredero reçoit une formation de peintre mais il est surtout connu pour sa production en néerlandais de poèmes, pièces de théâtre et chansons d’amour ou burlesques, genre populaire très apprécié. En 1611, il a alors vingt-six ans, il fait jouer cette tragédie dont les deux protagonistes sont des chevaliers de la Cour d’Espagne[11]. Roderick et Alphonse sont amis mais une rivalité amoureuse pour la belle Elisabeth malgré leur amitié[12], les conduit à s’affronter. Après de multiples péripéties, duels et conflits avec les Maures qui ont enlevé Elisabeth, Roderick, prenant son ami pour un Maure, tuera par erreur Alphonse à son grand désespoir.
G. A. Bredero s’est inspiré de personnages d’un roman de chevalerie en langue espagnole le Palmerin de Oliva[13], une imitation lui-même de l’Amadis de Gaule. Paru d’abord en 1511 à Salamanque, le roman raconte la vie et les errances du chevalier Palmerin, fils illégitime d’un Prince de Macédoine, à la recherche de sa gloire. Amoureux de la princesse Polinarda qu’il épouse, il affronte maintes aventures avant de devenir enfin empereur de Constantinople. Comme l’Amadis, ce livre à succès est le premier de tout un cycle qui met en scène les aventures de Palmerin, puis de son fils Primaléon puis même de ses petits-fils…
C’est dans la traduction néerlandaise de 1602 du Palmerin que figure l’histoire des deux chevaliers Roderick et Alphonse dont s’inspire Bredero[14].
Enfin, un dernier titre KUSIENS. CLACHTEN est signé de Jacob Westerbaen (La Haye, 1599- Loosduinen, 1690).
J. Westerbaen est fils d’un artisan et il suit des études pour devenir pasteur à Leyde. Ayant abandonné ses études de théologie, il étudie ensuite la médecine et s’installe à la Haye en 1623. Il écrit aussi des poèmes, des textes en prose… Un riche mariage en 1625 lui permet de se consacrer désormais à l’écriture et à la traduction. Ainsi, il traduira les œuvres d’Ovide, Sénèque ou Érasme.
En 1624, il a fait paraître sa première œuvre éditée les Minnedichten, les « Poèmes d’amour », poétiques ou amusants parfois. Il y joint ses traductions en néerlandais des poèmes du Liber basiorum, le « Livre des baisers », écrits en latin par Joannes Everardi dit Janus Secundus (La Haye, 1511-Saint-Amand, 1536), humaniste voyageur et poète.
Si le livre représenté dans le tableau est Minnedichten, le KUSIENS.CLACHTEN que l’on pourrait traduire par « Plainte [pour avoir un] baiser »[15] sur la page ouverte du livre, pourrait être ce poème de Janus Secundus qui effectivement se plaint d’un baiser trop vite donné :
« Donne-moi un doux baiser! » disais-je, à ma tendre amie.
Tu as vite effleuré mes lèvres de tes lèvres.
Puis, comme quelqu'un qui a marché sur un serpent
Et fait, terrifié, un bond en arrière,
Tu as détaché brusquement ta bouche de ma bouche et t'es enfuie.
Ce n'est point là donner un doux baiser, ma Lumière,
C'est donner seulement le triste regret d'un doux baiser. »
C’est beau n’est-ce pas ?
Entre romans de chevalerie, l’Amadis de Gaule ou Roderick et Alphonse, et poésies galantes, se dessine ainsi dans le tableau cet appétit pour la littérature néerlandaise ou étrangère qui caractérise les hommes du Siècle d’Or de la République des sept Provinces-Unies.
De la vanité de la vie
Concluons cette étude en remarquant le crâne peint dans la version de Caen ou de Leipzig ou le mot écrit sur une feuille dans la Nature morte avec livres et luth (fig.4) conservée au Rijksmuseum d’Amsterdam : Finis. La fin.
Ces natures mortes sont donc bien plus que de simples représentations de livres sur une table, peints en 1628 pour des lettrés de l’université de Leyde. Ce sont des Vanités.
Elles montrent, subrepticement, grâce à quelques indices, la vanité de la connaissance donnée par les livres, la vanité des amours des poètes déçus, de la passion qui amène à de terribles excès, la vanité de l’arrogance des chevaliers errants ou même de la musique dont la mélodie a toujours une fin[16]…
Des événements et sentiments fugaces qui font une vie mais une vie qui, inéluctablement, finit dans la mort : la Finis du tableau qui engage ceux qui le regardent à la modestie, à l’humilité mais aussi à jouir avec sagesse de l’existence.
L’étude de ce tableau nous a vraiment entraînés dans des directions inattendues : l’histoire des Pays-Bas dans laquelle s’insinue un prince français en 1580, les universités créées dans ce Siècle d’Or, les fascinants romans de chevalerie espagnols du 16ème siècle, les vers d’un poète amoureux, la peinture des Provinces-Unies et la sagesse d’un jeune peintre qui nous a laissé en héritage ces tableaux si attachants … et perspicaces.
MS
[1] 31,2 x 40,2 cm. Coll. Frits Lugt, Fondation Custodia, Paris. [2] Frits et Jacoba Lugt fondent en 1947 la Fondation Custodia à Paris, chargée de conserver et de valoriser leur immense collection. [3] MEIJER, F. G., Jan Davidsz de Heem 1606-1684, catalogue raisonné, Université d’Amsterdam, UvA-DARE, 2016. [4] 33,7 x 40,3 cm. 1628. Coll. Museum der Bildenden Künste, Leipzig ou coll. MBA de Caen. [5] 36,1 x 48, 5 cm. 1628. Coll. Mauritshuis, La Haye. [6] 26,5 41,5 cm. Entre 1626 et 1631. Coll. Rijksmuseum, Amsterdam. [7] 60 x 82 cm. Coll. Ashmoleum Museum, Université d’Oxford, G.B. [8] Les Pays-Bas en 1646 en comptent neuf. Elles dispensent aussi des cours mais ne sont pas habilitées à délivrer des diplômes. [9] Les dernières troupes françaises quittent le territoire en août 1583. François d’Alençon mourra à 29 ans en juin 1584 de la tuberculose. [10] La faute d’orthographe sur la couverture montre qu’il s’agit de la deuxième édition de 1620, la première datant de 1616. Cf. Helwi Blom. [11] Merci à Helwi Blom de l’Université Radboud à Nijmegen (Pays-Bas) qui m’a guidée dans la complexité de ces éditions et leur compréhension. Voir aussi KRUYSKAMP, C., Roderik et Alphonse, in Les œuvres de G. A. Bredero, 1968, consulté sur DBNL (bibliothèque numérique de littérature néerlandaise). [12] Selon l’interprétation traditionnelle, ils sont des concurrents amoureux mais une étude plus récente les voit comme amoureux l’un de l’autre. [13] L’enfant est trouvé dans une palmeraie sur une colline dénommée Oliva. [14] Alors qu’« elle ne figure pas dans la version originale ou française du Palmerin d’Olive. Le traducteur néerlandais a probablement puisé dans le quatrième livre des Bergeries de Juliette, un roman pastoral de Nicolas de Montreux (Sablé sur Sarthe, 1561- 1608) qui livre une version raccourcie de l’histoire de Roderick et Alphonse ». Ainsi, chaque roman était l’objet d’emprunts divers qui rendent difficiles la « généalogie » des œuvres ». Cf. Helwi Blom d’après HARMSEN, Ton, (Een nieuw stukje in de puzzel van Bredero’s ridder Rodderik (Un nouvel élément dans le puzzle du chevalier Rodderik de Bredero). En ligne : https://neerlandistiek.nl/2018/09/een-nieuw-stukje-in-de-puzzel-van-brederos-ridder-rodderick/ [15] En néerlandais « plaintes d’un baiser ». Mais si le livre est Minnedichten de Westerbaen et le poème de Janus Secundus, la traduction « plainte pour avoir un baiser » conviendrait mieux. Le NO(ta) BENE de la page de gauche pourrait informer le lecteur que le poème n’est pas de Westerbaen…Peut-être. [16] Le luth est représenté retourné.
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